FINS DE L'ART (esthétique)
Autonomie, historicisme et critique des fins
Les explications internes au système du philosophe ne sont cependant pas la raison du retentissement de la thèse de la fin de l'art. C'est son appropriation et son appauvrissement par une certaine philosophie de l'art – celle de l'Américain Arthur Danto pour nommer son plus célèbre tenant – qui l'a installée au rang de vérité. Selon l'interprétation qu'il propose, en 1986, dans L'Assujettissement philosophique de l'art, au conceptualisme de l'art moderne, qui démontrait la pertinence de la conception hégélienne, succède un art posthistorique qui n'est plus qu'ornement et divertissement, et joue indéfiniment avec son propre concept : l'art contemporain. Rétrospectivement, une longue durée vient au jour grâce à la fin de l'art, qui, du romantisme, via les avant-gardes, conduit aussi bien au minimalisme qu'à l'expressionnisme abstrait et au pop art. Andy Warhol et Joseph Beuys scandent ainsi, vers les années 1960, le résultat de l'histoire du motif de la fin de l'art, que les théoriciens, depuis le Viennois Aloïs Riegl (1858-1905) et l'attention qu'il portait aux motifs des tapis d'Orient, jusqu'à Arthur Danto et son attachement aux boîtes Brillo, avaient orchestré à leur manière. La réflexivité énoncée par Hegel comme le destin de l'art à l'époque de sa modernité semble devenue réalité.
Étrangement, c'est l'avènement de son autonomie, à la fin du xviiie siècle, au point exact de l'articulation du crépuscule des Lumières et de l'émergence de la théorie romantique, qui a produit les conditions d'énonciation de la thèse d'une fin de l'art. Il nous faut maintenant comprendre pourquoi, tout comme il nous a fallu constater que cette idée avait pu paraître libératrice.
Poétiques et rhétoriques avaient fait régner sans partage leurs acquis depuis l'Antiquité dans la civilisation occidentale. Leurs discours s'étaient adaptés aux réquisits théologiques de la religion chrétienne comme aux besoins institutionnels des Églises, tout en déployant les arguments du plaisir et du luxe en termes de pouvoir et de séduction. La contestation dont ils sont désormais l'objet porte précisément sur l'idée d'un service des arts. Mais une confusion s'instaure entre servitude sociale et finalité, au point que l'idée des fins de l'art en vient à être suspectée de sottise finaliste, d'aliénation religieuse ou politique.
Les Lumières rendent possible l'unification d'une région autonome, esthétique en son sens étymologique puisqu'elle est sensible, qui est celle de l'expérience humaine du monde dans sa globalité. Elles prêtent à cette région une intelligibilité jusque-là réservée aux mathématiques et à la physique. Une conjonction historique heureuse associe la triple constellation de la critique d'art (avec les Salons de Diderot, 1759-1781), de l'histoire de l'art (avec l'Histoire de l'art chez les Anciens, de Johann Joachim Winckelmann, 1764 ; trad. franç. 1789) et de la théorie (avec le Laocoon, ou Des frontières de la peinture et de la poésie, de Gotthold Ephraim Lessing, 1766 ; trad. franç. 1866), à l'ouverture de la philosophie à une connaissance du sensible – de l'Aesthetica d'Alexander Gottlieb Baumgarten (1750) à la Critique de la faculté de juger de Kant (1790 ; trad. franç. 1846).
L'autonomisation du sensible, sa richesse cognitive se paient d'une perte de l'articulation des productions artistiques comme des conduites esthétiques à des fins quelles qu'elles soient. La liberté de l'art prétend avoir ce prix. On en arrive ainsi, dans la seconde moitié du xviiie siècle, à cette situation : se place-t-on du côté de sa[...]
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Écrit par
- Danièle COHN : professeur d'esthétique à l'École des hautes études en sciences sociales, Paris
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