FINS DE L'ART (esthétique)
Le règne des fins, malgré tout
Il n'est que de regarder les arts d'aujourd'hui pour saisir à quel point le discours sur la fin de l'art s'est fourvoyé, et constater la constance et la force d'une réflexion sur les fins de l'art. La parenthèse ouverte par le romantisme et refermée par le modernisme de l'historien de l'art américain Clement Greenberg (1909-1994) et de ses émules est aujourd'hui bel et bien close, et il y aura lieu de réévaluer sa pertinence comme sa cohérence. La téléologie a fait long feu, tout comme la philosophie de l'histoire de l'histoire des arts qui en est le produit. Les rêves de « pureté » ont démontré qu'ils pouvaient virer au cauchemar.
Depuis Platon et Aristote, le lien de l'art avec la vérité a été affirmé par les philosophes et pratiqué par les artistes, et ce jusqu'aux Lumières. En ce siècle d'invention de la liberté, les arts, instance efficace au même titre que le droit ou les sciences, assument leur part de l'éducation de l'humanité. Leur magistère passe par la formation du goût, régime exemplaire de l'intersubjectivité et opérateur de la construction d'un espace public dans lequel se développe et s'affine le jugement. Parce qu'ils sont sensibles et parlent au cœur, parce qu'ils sont nés de l'imagination et parce qu'ils savent l'éveiller, ils ont la capacité d'accélérer le processus de civilisation et de faire avancer la raison par des voies non rationnelles. Les arts sont convoqués pour réaliser un théâtre de la pitié qui nous éduque en nous réunissant autour de la beauté.
L'ouverture de l'Occident à d'autres aires géographiques, à des temps « préhistoriques », « primitifs » ou « premiers », n'annule pas ce lien mais au contraire le consolide. N'en déplaise aux partisans d'un relativisme qui conjugue subjectivisme et convention, l'affaire des arts et le travail des artistes s'inscrivent aujourd'hui dans un registre grave et sérieux – ce qui n'empêche pas certains d'user d'une dérision décapante, quand elle est utile. Ce registre correspond à une pensée du monde et suppose une action sur lui.
La revendication d'accéder à une vérité et à une liberté plus grandes va de pair avec l'idée que les arts sont une force de connaissance et de transformation des gens, des choses et de la nature. L'expérimentation systématique qui définit l'art contemporain ne sert pas à déterminer une essence de l'art qui s'est épuisée au miroir de sa propre pureté, mais à explorer ce que l'art doit être, ou se doit d'être, dans le monde dont il est partie prenante. La charge de vérité et de justesse est désormais bien trop lourde pour que les artistes acceptent que leur activité soit réduite à un libre jeu des formes et à un divertissement gratuit.
Les débats d'aujourd'hui sur le statut des images ne font qu'aller dans le même sens. Documentaires ou fictionnelles, les représentations de la douleur et de la souffrance que nous délivrent les images fixes ou en mouvement, qu'elles soient inspirées par la musique et la littérature ou strictement plastiques, du film Shoah (1985) de Claude Lanzmann aux romans de l'écrivain hongrois Imre Kertész (né en 1929), se pensent en termes d'image juste, tissant, après Auschwitz, le lien qui attache les arts à l'éthique et à la vérité. Les fins de l'art sont décidément – à nouveau ou comme toujours ? – un souci légitime.
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Écrit par
- Danièle COHN : professeur d'esthétique à l'École des hautes études en sciences sociales, Paris
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