FOLKLORE
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L'authentique et le falsifié
Un des paradoxes du folklore, c'est que depuis l'origine il se trouve confronté à une antinomie entre l'authentique, le vrai, l'originel, le primitif d'une part, et le faux, le falsifié, le fabriqué, d'autre part. Le mouvement qui a donné naissance à la discipline a commencé avec le prodigieux succès dans toute l'Europe du faux d' Ossian, forgé par Macpherson à l'aide de bribes et de morceaux empruntés pour une petite partie à l'ancienne poésie gaélique, pour le reste à des matériaux puisés aussi bien dans Homère et dans la Bible que dans la mythologie scandinave, l'ensemble étant harmonisé par un style poétique assez monotone. Le recueil ainsi fabriqué fut admiré pour son caractère vrai, authentique, primitif, pour sa poésie proche de la nature. Mieux encore, il suscita dans une grande partie de l'Europe le désir de retrouver une poésie ancienne nationale et de recueillir des coutumes et des croyances populaires, certes frustes et grossières, mais sans artifice. Ainsi, les frères Grimm exalteront la poésie de nature et chercheront à atteindre le primitif, l'originel, l'Ur. Mais ils n'hésitent pas à « fabriquer » un conte à l'aide de plusieurs versions. En France, au milieu du xixe siècle, Hersart de la Villemarqué compose son recueil intitulé Barzaz-Breiz, chants populaires de la Bretagne (1839) en s'inspirant de chansons bretonnes connues de lui par des sources directes, mais il avoue les avoir arrangées lorsque l'expression ne lui paraissait pas suffisamment poétique. La grande épopée finnoise, le Kalevala, a été élaborée à partir de fragments disparates ; c'est « un vase nouveau fait des débris d'autres vases » selon l'expression de Cocchiara.
À ces procédés s'oppose l'exigence contemporaine de fidélité, de véracité, de précision et de rigueur dans les collectes folkloriques. On pourrait se contenter de dire que cette exigence s'est fait lentement jour à partir de la naissance du folklore, si un phénomène plus récent ne venait démentir cette évolution apparemment naturelle vers une plus grande rigueur scientifique. Il s'agit de diverses activités qui visent à faire revivre le folklore passé : multiplication de groupes folkloriques utilisant des costumes, une musique, des chansons, des danses, que l'on peut dire « de synthèse », dans des spectacles où la participation du public ne peut qu'être passive ; construction de maisons approximativement traditionnelles ; diffusion de copies d'objets destinés non plus à un usage quotidien, mais à la décoration ; enfin, phénomène doté pour sa part d'une plus grande créativité, apparition récente de ce que l'on a appelé le folk-revival. Certains chercheurs contemporains ont noté la facilité avec laquelle pouvaient être manipulés les matériaux folkloriques. Un folkloriste américain, Richard M. Dorson, a même proposé, pour désigner ces productions d'authenticité douteuse, un terme qui est un jeu de mots intraduisible en français : fakelore (fake signifiant objet « truqué », « maquillé », « forgé »).
Le folklore comme discipline s'est donc toujours présenté avec ce double visage de l'authentique et du falsifié. Au xixe siècle, le populaire inauthentique – fabriqué comme le faux d'Ossian ou arrangé comme le Barzaz-Breiz d'Hersart de la Villemarqué – a le même succès que le populaire observé et rapporté avec scrupule (tel que le recueil des Ballades de Thomas Percy, contemporain d'Ossian, et que les premiers travaux de François Luzel, qui commença à publier, peu après le Barzaz-Breiz, des textes de littérature populaire bretonne sans les remanier). C'est qu'en effet l'intérêt pour le folklore est le fait de lettrés et de savants qui, travaillant pour eux-mêmes et pour ceux qui partagent leur propre culture, voient et proposent un objet susceptible de leur convenir : à cet égard, un bon objet fabriqué a encore plus de chances de s'adapter étroitement aux besoins et à l'attente de son public potentiel qu'un objet qui a été observé avec fidélité mais qui risque de heurter le bon goût ou la raison par sa grossièreté, sa bizarrerie ou son absurdité. On comprend mieux ainsi les rapports étroits entre le romantisme et l'origine du folklore comme discipline. Ces rapports sont en grande partie de nature esthétique. Une sensibilité nouvelle réclame un aliment qui lui convienne et que ne peut lui fournir l'esprit des Lumières. Elle va le chercher dans les créations d'un « peuple » à moitié observé, à moitié inventé. De nos jours, les motivations du folk-revival sont esthétiques aussi et, pour une autre partie, idéologiques, quand celui-ci rejette non plus l'esprit des Lumières, mais la civilisation industrielle et qu'il part à la recherche rétrospective d'une vie et d'une culture caractérisées par leur authenticité. L'expression « la beauté du mort » proposée par Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel ne convient donc qu'à moitié. Il s'agit sans doute pour les folkloristes moins de faire disparaître un objet esthétique que de se l'approprier, parce qu'à un moment historique précis il répond à de nouveaux besoins esthético-affectifs, mais aussi – il ne faut pas l'oublier – à une nouvelle curiosité scientifique. Le folklore est donc un objet ambigu, difficile à saisir. Comme discipline, il est né pour des motifs à la fois esthétiques et idéologiques, et il s'est développé de cette manière jusqu'à une période relativement récente. C'est sans doute Van Gennep qui tenta le premier de débusquer une partie de l'idéologie qui l'encombrait (la « manie historique », qu'il considère comme la maladie psychique et méthodologique du xixe siècle). Il reste à lui assurer une méthodologie propre. Dans son contenu – si l'on revient au sens du terme (« savoir du peuple ») – il est aussi un objet fuyant, parce qu'on le voit surtout lorsqu'il semble disparaître. Comme le remarque fort justement Coirault : « À supputer séculaire l'ancienneté indispensable pour fonder la Tradition (et c'est un minimum), qui obtiendrait de son vivant l'ensemble des qualités nécessaires ? On ne sera pas folklorique autrement qu'a posteriori et donc à titre collectif. »
Alors que le folklore n'appartient ni à l'histoire ni à la mythologie, sa description la plus satisfaisante le place au point de jonction de ces deux domaines. En tant que discipline, il faut le distinguer de l'ethnologie et de l'histoire, parce que sa problématique s'est inscrite, par rapport à la première, dans le temps et non dans l'espace et, par rapport à la seconde, dans le mythe plus que dans le temps. Ce paradoxe apparent se dissipe si l'on admet que le temps puisse être à la fois la durée historique permettant une transmission d'une génération à une autre génération et un espace imaginaire suscitant la nostalgie d'un passé mythique qu'on désire répéter. Et c'est là que se trouve le moteur de la tradition, qui s'inscrit bien cependant dans la durée historique. On comprend mieux de cette manière l'importance de la notion de poésie dans la formation et le développement du folklore. La poésie appartient éminemment à la fiction, parmi tous les genres littéraires, peut-être est-elle le plus imaginaire et le plus éloignée de la réalité. Mais elle est aussi le plus apte à exprimer une certaine vérité, celle du mythe.
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Écrit par
- Nicole BELMONT : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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Média
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