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FORMALISME RUSSE

Élaboration des thèmes

Une révolution méthodologique

Avant tout le formalisme marqua en littérature une période de crise méthodologique aiguë. La littérature avait toujours été en Russie soumise au carcan d'une critique sociologisante à sous-entendus politiques et idéologiques. Depuis Vissarion Biélinski, et surtout à l'époque positiviste, le critique exigeait du créateur qu'il interprétât la « réalité ». Le lien causal entre la « vie » et la « littérature » était un dogme. Et le moralisme puritain de Tolstoï n'avait fait que renforcer à sa façon cet état d'esprit. Ce joug ne fut vraiment secoué que par la génération symboliste, qui non seulement affirma le lien de l'art avec des réalités spirituelles ou métaphysiques, mais tenta aussi de cerner le mystère de la langue poétique, instrument d'accès aux symboles. Cette tentative prit avec Andréi Biély un aspect scientifique. Aux éditions du Musagète, un groupe de jeunes poètes, où figurait Boris Pasternak, se réunissait sous la direction de Biély pour étudier statistiquement la « morphologie du vers russe ». On peut dire que la première recherche « formaliste » russe fut cet énorme recueil d'articles rassemblés en 1910 par Biély sous le titre Symbolisme. Biély s'y livre à une étude de la « morphologie comparée des poètes lyriques russes » et définit le vers comme une sorte de lutte constante entre le mètre (schéma contraignant) et le rythme (unité intérieure du vers) qui pousse le poète aux « infractions » rythmiques. Cette théorie s'appuyait sur de minutieuses enquêtes. Plus tard, les formalistes renièrent souvent le symbolisme, sa sujétion aux « correspondances » baudelairiennes, à quoi ils opposaient la déformation créatrice des futuristes. Mais, en fait, jamais leur révolution méthodologique n'aurait eu lieu sans celle du symbolisme. Comme les symbolistes, les futuristes sont partis d'études sur la langue poétique et sa spécificité.

Dans une première phase, leurs travaux furent de patientes et savantes nomenclatures des « procédés » poétiques. Rejetant le principe que la poésie se distingue de la prose par ses images (idée canonisée au xixe siècle par le philologue russe Potebnia), ils s'attachaient à définir « comme trait distinctif de la perception esthétique le principe de la sensation de la forme ». En 1916, puis en 1917, paraissent à Saint-Pétersbourg deux Recueils sur la théorie de la langue poétique. Impertinent et érudit, Chklovski y attaquait les conceptions symbolistes. Les images, dit-il, sont un lot usé et toujours épuisé que l'on se passe d'une génération à l'autre ; elles ne caractérisent rien. « Tout le travail des écoles poétiques n'est qu'accumulation et révélation de nouveaux procédés pour disposer et élaborer le matériau verbal et il consiste beaucoup plus en la disposition des images qu'en leur création. » L'image n'est donc qu'un moyen de la langue poétique entre bien d'autres, les parallélismes, les hyperboles, les comparaisons, les répétitions, etc., qui remplissent tous une même fonction : rendre la forme plus difficile. Car l'art ignore le principe scientifique de la « loi d'économie des forces créatrices ». Le mérite du style n'est pas du tout de « loger le plus de pensée dans le moins de mots » ; la langue poétique masque l'habituel, accumule les difficultés acoustiques. Il est à remarquer que dans ces premières études les formalistes eurent souvent recours à la poésie populaire, une des langues poétiques les plus « formalistes » qui soient : ainsi, Chklovski cite de nombreuses poésies-devinettes, Ossip Brik étudie les répétitions des bylines (épopées populaires), les expressions doublets, ou encore les parallélismes négatifs (comparaisons qui ne sont amenées que pour être aussitôt niées) qui abondent dans la poésie populaire russe.[...]

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Écrit par

  • : professeur honoraire à l'université de Genève, recteur de l'université internationale Lomonosov à Genève, président des Rencontres internationales de Genève

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Eisenstein - crédits : Hulton-Deutsch Collection/ Corbis/ Getty Images

Eisenstein

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