FORMALISME RUSSE
L'héritage
L'héritage des formalistes russes est important et varié. Il semble qu'on peut le classer sous trois rubriques. La première est celle des recherches théoriques : manifestes, travaux, études de courts textes-échantillons, recueils d'articles. Il y a dans cet amas de textes du meilleur et du pire, des outrances démodées et des analyses d'une virtuosité inégalée. Les principaux recueils furent les suivants : les deux Recueils sur la théorie de la langue poétique de 1916 et de 1917, La Poésie russe contemporaine de R. Jakobson (1921), Le Vers russe de B. Tomachevski (1923), À travers la littérature (1924) de B. Eichenbaum, ainsi que Problèmes de langue poétique (1924) et Théorie de la littérature (1925) de Tynianov, les quatre recueils de Poetika parus à Leningrad de 1926 à 1928, Théorie de la prose de V. Chklovski (1925), La Prose russe, recueil collectif paru sous la direction d'Eichenbaum et de Tynianov en 1926, et le très important Archaïsants et novateurs de Tynianov (1929).
La deuxième rubrique est celle des recherches appliquées : elles représentent la maturité des formalistes. Ceux-ci avaient leurs auteurs de prédilection dont l'œuvre se prêtait le mieux à la « dénudation » des procédés. Au tout premier rang, citons Gogol (Comment est fait le Manteau d'Eichenbaum, 1919, et les nombreuses études de V. Vinogradov), Dostoïevski, dont les formalistes renouvelèrent l'étude du point de vue de la forme (avec les travaux de Tynianov et l'ouvrage important d'un franc-tireur qui n'est qu'apparenté aux formalistes : La Poétique de Dostoïevski par Bakhtine), Tolstoï, dont les procédés satiriques répondaient à merveille aux définitions formalistes et qui suscita les travaux suivants : Le Jeune Tolstoï d'Eichenbaum (1922), l'intéressant Léon Tolstoï du même Eichenbaum (1928 et 1931) et le gros ouvrage de Chklovski, Matériau et style dans Guerre et Paix(1928). Mention doit être faite des incursions formalistes dans les littératures étrangères. En particulier, le Tristram Shandy de Sterne et le Don Quichotte de Cervantès jouèrent un grand rôle dans les travaux de Chklovski. De tous les articles, les plus nombreux et les plus passionnants furent ceux consacrés aux poètes contemporains, à Blok, Akhmatova, Maïakovski, Khlebnikov, par Tynianov, Jirmunski, Jakobson, Vinogradov. Quant aux travaux consacrés à Pouchkine par Tomachevski et Tynianov, à Lermontov par Eichenbaum, à Nekrassov par Tynianov et Eichenbaum, ils sont devenus des « classiques » irremplaçables. Citons enfin une œuvre à part et qui joua un rôle fondamental dans le développement des idées formalistes : « La Morphologie du conte » de V. Propp, parue en 1928 dans Questions de poétique.
Mais l'héritage formaliste est plus vaste et il convient d'ajouter une troisième rubrique à ces deux premières. Brillants et protéiformes, des hommes comme Chklovski ou Tynianov ne concevaient pas la théorie de la littérature sans l'expérience personnelle de l'écriture littéraire. Les lettres russes des années vingt furent marquées par un penchant très vif pour l'expérimentation de formes nouvelles et par une réhabilitation de l'imaginaire en littérature. Les formalistes non seulement jouèrent un rôle actif dans la formation de ce goût nouveau pour la créativité, mais aussi montrèrent l'exemple en devenant eux-mêmes des créateurs. Le groupe d'écrivains qui représente le mieux cet engouement pour l'invention des formes et qui afficha cette tendance en empruntant son nom à un des contes de E.T.A. Hoffmann, « Les Frères de Sérapion », était non seulement très proche des formalistes, mais comprenait même Chklovski, tandis que son manifeste était rédigé par un des élèves de ce dernier, Léon Luntz. Kavérine, auteur de récits fantastiques,[...]
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Écrit par
- Georges NIVAT : professeur honoraire à l'université de Genève, recteur de l'université internationale Lomonosov à Genève, président des Rencontres internationales de Genève
Classification
Média
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