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FORTUNA

Possédant, à Rome, un statut d'une très grande ambiguïté, la notion de fortuna, qui correspondait originellement à « la chance », « la bonne chance » surtout, a sans doute été très tôt divinisée. Mais c'est en ce point qu'il faut essayer d'élucider les choses. Dans la mesure où l'on dit que la fortuna a été divinisée, à partir du moment où elle est dotée d'un sanctuaire et d'un culte, les choses sont claires ; toutefois, en dehors de toute localisation cultuelle, la fortuna est ressentie par le Romain comme une puissance extérieure et mystérieuse sur laquelle il n'a aucune prise, mais dont l'intervention est nécessaire pour réussir dans une entreprise quelconque. Le couple que le mot forme avec virtus est significatif : la virtus représente la part d'énergie consciente et raisonnée que l'homme fait entrer dans sa conduite ; la fortuna, au contraire, lui est accordée ou refusée sans qu'il y puisse rien. Elle est une puissance divine, ou quasi divine, avec laquelle il est bien difficile de conclure un contrat, parce qu'elle ne se laisse pas enfermer dans des limites fonctionnelles bien définies.

Encore très en honneur à l'époque classique, le culte archaïque de la Fortuna primigenia (la « Fortune primordiale ») de Préneste jette peut-être quelque lumière sur les origines de cette divinité latine. De fait, il y a une contradiction surprenante entre la représentation iconographique de cette Fortuna et les tablettes votives retrouvées dans son sanctuaire. Elle était représentée sous les traits d'un personnage féminin, tenant sur ses genoux deux enfants, Jupiter et Junon, à qui elle donne le sein ; mais elle était invoquée sous le nom de « fille de Jupiter ». Une comparaison avec des faits indiens a permis à G.Dumézil (Déesses latines et mythes védiques, t. III) d'éclaircir cette incohérence rationnelle : on aurait là une expression heurtée des rapports complexes entre la primordialité et la souveraineté (fonctionnellement assumée par Jupiter). Que les garants divins du pouvoir souverain soient issus d'une mère primordiale, rien de surprenant à cela ; mais comment admettre que, dans l'exercice de la plus haute fonction cosmique et sociale, ils n'aient pas eu quelque pouvoir sur cette primordialité même ? Il se pourrait que ce culte étrange de Préneste garde la trace d'un vaste ensemble mythique destiné à dramatiser des rapports difficiles à concevoir rationnellement entre deux aspects du monde divin. Le culte prénestin ne fut jamais introduit à Rome ; mais il témoigne d'un état très archaïque de la théologie et peut-être de la mythologie de Fortuna dans le Latium.

En raison même de la complexité de ses interventions, Fortuna ne reçut jamais à Rome un culte univoque ; elle n'y fut honorée qu'en fonction de ses rapports avec tel groupe social, tel moment du temps, tel point de l'espace. On honorait la « Fortune des hommes », « des femmes », « du lieu », « du jour », etc. Aussi eut-elle à Rome une multiplicité de sanctuaires qui traduit assez bien les réductions par fragmentation qu'on fit subir à cette notion pour la diviniser : elle était globalement trop fuyante, et il fallut la décomposer en aspects bien limités pour qu'une action rituelle ait prise sur elle.

À la fin de la République et au début de l'Empire, la notion se modifia profondément sous l'influence de la divinité grecque Tychè : fortuna ne fut plus seulement la « bonne chance », mais l'incertitude inhérente à toute situation humaine, qui peut à tout moment se changer en son contraire. Mais cette évolution resta purement philosophique et laïque et n'eut aucune influence sur le culte.

— Jean-Paul BRISSON

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