FOUS LITTÉRAIRES
Folie et langage
La langue souveraine
Tout locuteur affronte, lorsqu'il prend la parole, la contradiction suivante : c'est lui qui parle, et pourtant ce n'est pas lui, mais la langue. Je parle en effet ma langue : elle me sert d'instrument, traduit mes pensées et les communique à autrui, est soumise à ma maîtrise. Je dis ce que je veux dire et je veux dire ce que je dis. Mais en même temps je sais bien que, même si je m'exprime dans ma langue maternelle, je subis les contraintes du système : je dois me battre avec mes moyens d'expression, et ne suis jamais pleinement satisfait de ce qu'ils me permettent de dire, même si je ne vais pas jusqu'à adopter l'hypothèse de Whorf-Sapir selon laquelle la pensée d'un locuteur lui est dictée par la structure de la langue qu'il utilise (si bien que la vision du monde d'un Indien Hopi ne peut jamais ressembler à celle d'un anglophone). Tout énoncé sera donc un compromis entre les deux termes de cette contradiction. La spécificité du fou littéraire – c'est là qu'il se distingue du locuteur « sensé » et de l'écrivain – est qu'il ne passe pas de compromis. Son expression est donc marquée par cet excès : un des deux pôles y domine, la langue parle dans son texte. En effet, le locuteur qu'est le fou littéraire n'est pas maître de ce qu'il dit : ce qui signifie non qu'il est incohérent – quoi de plus cohérent qu'un texte de paranoïaque ? – mais que ce n'est pas lui qui parle, mais la langue. L'écrivain au contraire, même s'il prend des risques avec le langage, conserve en principe cette maîtrise : c'est lorsqu'il cède à cet excès qu'il devient, comme Roussel, un fou littéraire.
Une rhétorique de l'excès
On pourra décrire cet excès de multiples façons. Entendu mécaniquement, par exemple, il consiste à ajouter une contrainte aux règles de la langue (par exemple, que tous les mots doivent commencer par la même lettre), ou bien à en retrancher une, par exemple en acceptant qu'un mot soit découpé en ses constituants plus d'une fois (c'est ce que pratique Brisset). Le résultat est qu'on laisse parler la langue, le texte étant produit non plus selon les exigences d'un vouloir-dire mais selon les possibilités autorisées par un système de contraintes (tout versificateur débutant a ainsi vécu l'angoisse de la rime). Que son choix soit celui d'un excès de cohérence (par addition de contraintes) ou d'incohérence (par soustraction), le fou littéraire efface la position du sujet locuteur au profit d'un procédé. Mécanique au départ, et générateur d'excès textuel (ainsi la réanalyse des mots découpés en morphèmes par Brisset ne s'arrête jamais), le procédé est lui-même soumis à la loi de l'excès : il évolue, devient de plus en plus englobant, et finit par être la clé de tous les énoncés. Nous reviendrons sur le procédé narratif de Roussel et le procédé de traduction de Wolfson. Celui de Brisset est étymologique : l'origine batracienne de l'humanité, qui est la plus célèbre de ses thèses, est « prouvée » par un incessant découpage étymologique, qui évoque un almanach Vermot tournant à vide. Où l'« ancêtre » était-il logé ? L'eau j'ai – au bord de lacs ; l'haut j'ai – dans des maisons montées sur pilotis ; loge ai – dans des cabanes ; l'auge ai – où il se nourrissait. Et ainsi de suite : qui doutera alors que l'« ancêtre » ait été une grenouille ?
Les anagrammes de F. de Saussure, que J. Starobinski analyse dans Les Mots sous les mots, constituent un autre exemple d'un tel procédé : on sait que ce qui commença comme un principe d'explication de la composition des vers saturniens devint bientôt la clé qui ouvrait[...]
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Écrit par
- Jean-Jacques LECERCLE : professeur de langue et littératures anglaises à l'université de Paris-X-Nanterre
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