Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

FOUS LITTÉRAIRES

Deux récits de cas

Raymond Roussel

Le lecteur des Impressions d'Afrique de Raymond Roussel risque d'être surpris. Car l'auteur – étrange conseil pour un romancier – lui recommande de sauter les dix premiers chapitres. Ils sont en effet singuliers : une série de tableaux vivants, dans lesquels des hommes utilisent d'incroyables machines pour accomplir les actions les plus bizarres. Un tireur d'élite parvient à séparer d'un coup de fusil le blanc et le jaune d'un œuf mollet. Une statue d'ilote, faite de baleines de corset, repose sur des rails en mou de veau. Une pie la fait basculer en actionnant de son bec un mécanisme. La suite du roman fournit une explication de ces merveilles. Elle est elle-même merveilleuse : un paquebot échoué sur la côte africaine, un souverain local capricieux qui impose à ses captifs, pour sa distraction, ces tours de force. Mais le lecteur devra attendre un texte posthume : « Comment j'ai écrit certains de mes livres », pour recevoir la véritable explication : ces aventures sont le fruit d'un procédé narratif. Dans sa première version, celui-ci consiste à énoncer deux phrases, aussi proches que possible par le son, aussi éloignées que possible par le sens, bref deux phrases composées de mots à double sens. Entre « les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard » (missives d'un explorateur blanc concernant un souverain noir et ses troupes) et « les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard » (caractères tracés à la craie sur les bandes de feutre qui entourent une table de billard), il n'y a d'autre différence que ce que les linguistes appellent une paire minimale : p/b. Le procédé consiste à écrire un conte commençant par l'une de ces phrases et se terminant par l'autre. Roussel dit que les deux phrases citées sont à l'origine d'Impressions d'Afrique. Mais le procédé a en fait déjà évolué, car le roman ne commence ni ne finit par ces phrases. En réalité, les aventures se multiplient selon une règle de proportion : on prendra deux mots à double sens, et on aura entre eux deux relations : l'une, la plus évidente, sert d'origine et est effacée dans le roman ; l'autre, dérivée de la première, est le centre de l'action ou de la machine extraordinaire. Ainsi l'expression « le gras du mollet » (relation d'origine effacée par la suite) donne naissance à cet œuf mollet que le tireur vise avec un fusil de marque Gras. La vue d'une baleine nageant près d'un îlot suggère des baleines de corset qui composent la statue d'un ilote. Si dans une classe un élève mou est raillé par ses camarades, on ne s'étonnera pas de trouver dans le roman un rail en mou de veau. Ce procédé étant sans doute trop accessible, Roussel essaie de le compliquer : « j'ai du bon tabac » devient « jade, tube, onde, aubade », et engendre un récit où ces quatre objets apparaissent. Lorsqu'il fait subir le même sort à l'adresse de son bottier, Roussel se met à parler un langage purement privé : l'excès s'est emparé du procédé, et le texte devient complètement hermétique. On remarquera toutefois que si le procédé met gravement en cause les règles de la narration mimétique, il ne semble pas dérégler le langage : la syntaxe est totalement respectée, et la sémantique n'est pas gravement affectée par la multiplication des calembours. L'excès langagier de Roussel est plutôt du côté du cliché, du déplacement du désir sur le fonctionnement de machines : les deux aspects se rejoignent dans le fait que le texte ressemble davantage au catalogue d'une exposition universelle qu'à un roman. Mais bien sûr, derrière cette application tatillonne des règles de la grammaire et cette multiplication des règles, de surcroît, qui caractérise[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur de langue et littératures anglaises à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

Autres références

  • ARTAUD ANTONIN (1896-1948)

    • Écrit par
    • 3 392 mots
    • 1 média
    ...écrit alors à Rivière non tant pour défendre leur facture que pour tenter de faire comprendre pourquoi il « propose malgré tout ces poèmes à l'existence. Je souffre, écrit-il, d'une effroyable maladie de l'esprit. Ma pensée m'abandonne à tous les degrés. » Et il tient d'autant plus à ce que soit reconnue...
  • BLAVIER ANDRÉ (1922-2001)

    • Écrit par
    • 658 mots

    Né le 23 octobre 1922 à Hodimont (Belgique), André Blavier commence à se passionner pour les « fous littéraires » alors qu'il est jeune bibliothécaire à Verviers. Il va rassembler ce qui deviendra une des plus belles bibliothèques consacrées non seulement à ce thème, mais aussi au surréalisme et...

  • BURROUGHS WILLIAM (1914-1997)

    • Écrit par
    • 1 918 mots
    • 1 média

    Un thème, l'exploration de la drogue, et un procédé formel, le cut-up, suffisent généralement à caractériser ce qui ne recouvre en réalité qu'une partie de l'œuvre de W. S. Burroughs. Du Festin nu aux Cités de la nuit écarlate, en passant par la Révolution électronique...

  • CAMPANA DINO (1885-1932)

    • Écrit par
    • 1 107 mots

    Dino Campana est né le 20 août 1885 à Marradi, entre Florence et Ravenne. Enfant turbulent et brutal – en particulier avec sa mère –, fugueur, emprisonné une première fois à dix-huit ans, puis périodiquement admis dans divers hôpitaux psychiatriques entre deux voyages ou vagabondages et des études...