FRAGMENT, littérature et musique
Avant d'être une question d'ordre littéraire ou artistique, le fragment doit être reconnu comme fait ou comme fait de connaissance. D'un fragment d'os ou de dent on peut déduire toute une anatomie, d'un fragment de papyrus une civilisation. Des restes fragmentaires d'animaux disparus, Georges Cuvier a conclu à des organisations, des systèmes. À partir de la pierre de Rosette, Champollion a établi le double caractère idéogrammatique et phonétique de l'écriture hiéroglyphique. L'épigraphie, l'archéologie, comme la paléontologie, indiquent que le monde ne nous est connu qu'au prix d'un incessant travail de décryptage de ces fragments qui sont considérés comme porteurs d'un secret. La question du fragment est par nature celle de l'énigme. Chez Poe comme chez Jules Verne, c'est souvent le fragment de papier dont s'empare le héros qui amorce l'enquête, suscite la narration. C'est parce que le réel est fragmenté qu'il incite à l'herméneutique.
Le récit de l'histoire humaine n'est sans doute qu'un montage de fragments, dont justement on a voulu interrompre l'interruption, dont on a voulu effacer les limites. Chaque document est un fragment d'une réalité qui, jointoyé tant bien que mal à d'autres, fonde un savoir qui pourtant reste parcellaire, et que viendront nourrir à leur tour d'autres fragments. Mais on oublie que quelque chose, dans le fragment, ne se laisse pas réduire, qui a toujours partie liée avec un désastre ou avec la mort. Le concept du fragment c'est aussi ce « calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur » dont parle Mallarmé dans le Tombeau d'Edgar Poe. Tout fragment demeure une stèle ou une tombe. Il borne la vie humaine de ce qui fait sa loi désastreuse, mais aussi sa révélation. En ce sens, il est la figure de l'événement pur, de l'accident, de ce qui survient d'abord dans l'ordre de la nature ou du destin. Il est coupant en tant qu'il figure l'interruption, un ordre brisé, la défection d'une cohérence dont il garde pourtant la mémoire, qui reste inscrite en lui. Toute réflexion sur le fragment rencontrera cette tension entre la figure de l'œuvre, exhibant les signes de sa cohérence, et ce qu'elle cache, réprouve ou avoue.
La musique devrait être en principe l'art du fragment, puisque le temps, s'il s'écoule, ne nous permet d'écouter qu'une seule sonorité à la fois ; la constitution de l'unité de l'œuvre musicale devrait par conséquent poser davantage de problèmes que l'unification de l'œuvre picturale, laquelle se présente tout entière et directement à nos yeux. Il n'en va cependant ainsi que depuis peu : traitant du style classique (The Classical Style : Haydn, Mozart, Beethoven, 1971), le musicologue Charles Rosen rappelait que « les notes ont, dans une œuvre tonale, une signification dépassant leur contexte immédiat, et que seule la structure générale de l'œuvre permet de saisir ». Est-ce à dire que la problématique du fragment ne se soit posée en musique que récemment ? Ce n'est pas vrai non plus : quand un analyste comme le musicologue autrichien Heinrich Schenker délimite, dans les partitions tonales de Beethoven ou de Brahms, des zones linéaires et des champs structurés, il fonde l'unité de l'œuvre sur l'arrière-plan et non sur l'avant-scène : il table sur la profondeur de l'écoute. Mais est-il certain que les arrière-plans influent sur notre perception, alors que la profondeur où les décèle l'analyste les voue à demeurer, le plus souvent pour le compositeur lui-même, implicites, sous-jacents ? Dès lors, l'unité de l'œuvre est-elle autre chose qu'une « hypothèse critique » ?
Littérature
Œuvres[...]
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Écrit par
- Daniel CHARLES : musicien, philosophe, fondateur du département de musique de l'université de Paris-VIII
- Daniel OSTER : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, écrivain
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Médias
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