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FRANCE (Arts et culture) La littérature

Le dialogue français

Un des effets les plus naturels et constants des libertés dont a pu bénéficier la littérature française, c'est ce qu'un indigène appela pertinemment le « dialogue français », dont l'Argentin Jorge Luis Borges confirme la permanence : « La tradition française est double. La France est l'unique pays qui possède deux traditions littéraires simultanées. Elle atteint aux extrêmes de la discipline et de l'extravagance, car chaque écrivain s'y oppose. » Remarque d'autant plus précieuse que Borges, anglophile délibéré, ne passe point pour complaisant à l'égard des lettres françaises.

Les œuvres

Où trouver en effet, sinon en France, une littérature qui ne cesse, quant au contenu, de se contredire soi-même, d'exercer en fait une véritable dialectique qui surmonte, sans les anéantir, la thèse et l'antithèse ?

Dès le Moyen Âge, et contrairement à l'image abigotante qu'on persiste à nous enseigner, bien des poètes désespéraient déjà de l'âme immortelle :

  Et âme et corps noient [néant] devient.

ou des folies vaticanes :

    Contre l'Escripture divine

   Et contre Deu sont tuit lor fet.

Durant quatre siècles, de l'Ecbasis Captivi (930 ?) à Renard le Contrefait (1340), tout un courant oppose au dogme un esprit de critique et de licence (qu'on entend aussi dans les chansons de goliards). Au xvie siècle, en pleine fureur des guerres de religion, le catholique, le protestant et le sceptique modulent des chants alternés. Au xviie, les classiques, tout appuyés qu'ils sont par le pouvoir, ne parviennent pas à étouffer les burlesques, les libertins. En même temps que les idéologues, les illuministes prospèrent au xviie. Le seigneur de Fernet dialogue avec l'ours des Charmettes. Au xxe siècle, les théoriciens de la monarchie et de l'antisémitisme d'État s'expriment en même temps que ceux de la démocratie et les champions d'Israël, que les prophètes du socialisme et du fascisme. De génération en génération, le dialogue se perpétue des Anciens contre les Modernes. Toute la littérature française, à la limite, n'est qu'un immense pour et contre : pour et contre Dieu, pour et contre l'âme, pour et contre le corps, pour et contre l'individu, pour et contre la justice sociale, pour et contre les trois unités, pour et contre la rime, pour et contre la rhétorique, pour et contre tout. Tout en France coexiste toujours avec tout : les tenants du français parlé avec ceux de la langue écrite, ceux du « fais ce que veux » avec ceux du « bon usage ».

Mieux : à l'intérieur de chacun des grands genres littéraires que l'histoire prétend si tranchés, à l'intérieur de chacun des bons écrivains, le dialogue se poursuit : bien borné qui, sous les grâces du roman courtois, ne sait pas lire un filigrane rudement réaliste ; sous le pétrarquisme, la gauloiserie ; sous le cynisme de Point de lendemain, la tentation naturiste et le frémissement romantique ; sous les raffinements verbaux du professeur qui pontifie dans son salon de la rue de Rome, quelques roides cochonneries.

Salons, cénacles et cafés

Ce même goût du dialogue explique le rôle depuis longtemps des académies et des salons. Quelque mal qu'on doive penser des académies en général, et de l'Académie française en particulier, c'est à deux de ces compagnies que nous devons d'une part le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, de l'autre le Discours sur l'universalité de la langue française. Qui sait même si, à côté des centaines de navets qu'elle a suscités dans l'espoir du prix qui enrichit son homme, l'académie Goncourt n'a pas fait germer un bon livre (ou même deux) ? Et qui dira, qui criera tout ce que la libre pensée, notamment dans l'ordre sexuel, doit aux salons[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV

Classification

Médias

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