FRANCE (Arts et culture) La littérature
Perspectives et prospective
Par un effet malencontreux de l'extrême liberté dont jouirent et jouissent les lettres françaises, on en vient à vendre des livres composés de pages blanches, ou de voyelles et de consonnes en vrac. D'autres se présentent comme jeux de cartes qu'à son gré bat le lecteur. Rassotés de scientisme, de linguistique mal digérée, beaucoup de vains écriveurs contemporains recherchent dans ce qu'ils baptisent l'« alittérature », l'« athéâtre », l'« acritique », l'« apoésie », un renouvellement de ce qu'ils considèrent comme une discipline périmée : les arts langagiers. À les en croire, dans nos mille ans de littérature, seul vaudrait le peu qui prépare le nouveau roman, la nouvelle critique, ces toquades, aussi fragiles que les précédentes : nous sommes quelques-uns encore qui entendîmes en Alexandrie un écrivain égyptien de langue française exposer fortement que Shakespeare, Eschyle, Plaute, Corneille, Lope de Vega, Schiller, Tchekhov, Goethe... ne se justifiaient que pour avoir préparé l'homme enfin en qui s'accomplissait toute la dramaturgie universelle, l'orateur : M. soi-même Cyril des Baux. Qui connaît aujourd'hui le nom – je ne dis pas l'œuvre, non, le nom – de celui qui, voilà vingt-cinq ans, professait ce solipsisme ?
Beaucoup plus féconde que l'alittérature contemporaine (colère d'enfant pourri-gâté), l'entreprise de l' Oulipo (« ouvroir de littérature potentielle »). À partir du groupe de mots qui se trouvent en facteur commun dans un sonnet de Brébeuf et un de Corneille, puis du groupe de mots qui ne sont pas facteurs communs, construire deux haikus de facture japonaise, l'un lyrique, l'autre ironique, c'est un exercice qui musclera l'esprit. Réussir à terminer tout un livre, et lisible, en refusant d'employer la lettre de beaucoup la plus fréquente en français, la voyelle e, c'est une gageure à ne pas risquer trop souvent, mais qui a produit quelques pages étonnantes, ou amusantes. Composant ingénieusement la structure identique d'un certain nombre de sonnets avec un dispositif de languettes mobiles qui permettent de lire (en multipliant chaque vers d'un des sonnets par tous les vers de tous les autres) mille milliards de poèmes, voilà encore qui, à titre expérimental, peut séduire un amateur de lettres. C'est plus « scientifique » que tout le scientisme de nos grammatologues et autres destructeurs de l'innocence littéraire. Le déshonneur des poètes, non, ce n'est pas de rimer Les Châtiments, de griffonner Liberté, ou de moduler L'Orgue de la nouvelle barbarie : c'est de décomposer, exprès, des poèmes typographiquement illisibles. Et quand la terre demain se calcinerait sous l'impact de cinq mille bombes atomiques, quand elle sombrerait dans un déluge ou s'ensevelirait sous les cendres de tous nos volcans, pour illustrer une dernière fois la littérature française, c'est avec les mots de tous les jours, et à l'intention des hommes assez bien formés pour savoir lire, qu'il conviendra d'écrire des œuvres bien composées, parfaitement écrites, simples et fortes, grâce à quoi, devant les abîmes en effet que tout esprit lucide voit aujourd'hui s'ouvrir sous les pas de l'humanité, ces hommes porteront leur témoignage ultime. Si la paix nous est consentie, souhaitons que, parfaisant le dialogue français, le prochain législateur de nos lettres s'appelle Rimherbe ou Malbaud.
Souhaitons mieux encore : en dépit de la diversité stimulante des textes proposés en 1981 par le Nouvel Atlas de littérature potentielle, quintessence des textes oulipiens, où le divertissement dissimule sans doute « de plus vastes jeux littéraires », du genre de ceux que proposent, paraît-il, les ordinateurs (quant aux haikus[...]
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Écrit par
- ETIEMBLE : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV
Classification
Médias