FRANCE (Arts et culture) Le patrimoine
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« Œuvre créée de la main de l'homme et édifiée dans le but précis de conserver toujours présent et vivant dans la conscience des générations futures le souvenir de telle action ou telle destinée » : cette définition du monument historique par l'historien d'art viennois Aloïs Riegl – auteur du Culte moderne des monuments (1903) – épouse parfaitement les caractéristiques que le dictionnaire retient du « monument » au sens premier du terme, le monument commémoratif – arc de triomphe, colonne, stèle funéraire – en constituant l'exemple type. Il s'agit, en effet, d'une construction, et non pas d'un élément naturel (« Ouvrage d'architecture, de sculpture... »), érigée en vue de cette fonction précise (« ... destiné à... ») qu'est l'entretien de la mémoire (« ... perpétuer le souvenir... ») d'une personne ou d'une action (« ... de quelqu'un ou de quelque chose »), au sein d'une même collectivité (ainsi, typiquement, le monument aux morts est « élevé à la mémoire des morts d'une même communauté, ou victimes d'une même catastrophe »).
Le monument a donc valeur, à la fois, de mémorisation (qui n'est pas forcément esthétique : un monument peut ne pas être une œuvre d'art, comme le soulignait Riegl en distinguant « valeur historique » et « valeur artistique ») et d'universalisation, dans la mesure où il transmet une mémoire à toute une communauté ; communauté présente et à venir mais, en tout cas, communauté publique, et non pas privée (ce qui exclut, par exemple, le simple souvenir de famille). C'est en cela qu'il a partie liée avec la durée, impliquant une construction « en dur » : de préférence l'inscription dans la pierre, qui le voue par excellence à l'architecture et à la sculpture.
Le monument combine donc l'intemporalité du support avec l'universalité et l'historicité du message (au sens où, précise encore Riegl, « nous appelons historique tout ce qui a été, et n'est plus aujourd'hui »). Cette triple visée lui conférerait un sens analogue à celui de patrimoine national si, à la différence de ce dernier, le monument historique ne se caractérisait en outre par deux traits spécifiques qui en restreignent le champ : d'une part, on l'a vu, sa référence privilégiée à l'histoire humaine, qui écarte à la fois les phénomènes naturels (sauf à prendre le terme dans un sens purement métaphorique) et les phénomènes divins (car, remarque encore Riegl, à toute statue de divinité manque « la perpétuation d'un moment précis, qu'il s'agisse d'une action ou d'un destin individuel ») ; et, d'autre part, sa grandeur ou, mieux, sa « monumentalité » (pour employer un terme apparu au début du xxe siècle), qui exclut le fétiche personnel ou la relique au profit d'objets plus visibles, conformément d'ailleurs au premier sens du latin monere (« avertir »).
On remarque enfin que l'intention d'assigner au monument une fonction mnémonique n'est pas un critère déterminant : en effet, peuvent être considérés comme monuments historiques aussi bien des édifices dont la fonction était d'emblée symbolique (arcs de triomphe) que des édifices utilitaires mais à dimension monumentale (châteaux, palais), ou des objets construits dans un but purement utilitaire mais investis ultérieurement d'une valeur historique (par exemple les ponts, les lavoirs, les fours à pain aujourd'hui « classés »). Ces différents degrés d'intentionnalité déterminent en fait trois catégories, plus ou moins extensives, de monuments, que Riegl définit ainsi : les plus spécifiques, et qui furent d'emblée considérés comme tels, sont les monuments intentionnels (« œuvres destinées, par la volonté de leurs créateurs, à commémorer un moment précis ou un événement complexe du passé ») ; moins clairement désignés, et susceptibles d'être constitués comme tels postérieurement à leur construction matérielle, sont les monuments historiques (« ceux qui renvoient encore à un moment particulier, mais dont le choix est déterminé par nos préférences subjectives ») ; enfin, faisant l'objet d'une définition beaucoup plus extensive et, en même temps, plus récente, sont les monuments anciens (« toutes les créations de l'homme, indépendamment de leur signification ou de leur destination originelles, pourvu qu'elles témoignent à l'évidence avoir subi l'épreuve du temps »).
Cette tentative de définition du monument historique montre à quel point cette notion, pourtant familière, n'est en rien transparente ni invariante. Or, de même qu'elle est soumise à variations historiques, elle fait également l'objet, en ce qui concerne la juridiction et l'administration, de tensions et de contradictions tout aussi paradoxales, étant donné la fonction d'universalisation qui lui est attachée. Et ce sont, finalement, des conceptions tout à la fois esthétiques et éthiques qui font de cette notion un enjeu toujours problématique.
Du monument historique au patrimoine
On pourrait, certes, faire tout d'abord l'histoire des objets désignés comme monuments historiques, à travers les différents thèmes susceptibles d'être commémorés, selon les époques et les contextes : hauts faits et grands hommes, événements et héros de la vie militaire, religieuse, politique, voire scientifique ou artistique. On pourrait ensuite faire l'histoire de ses formes privilégiées, telles que, pour l'architecture, la colonne, l'arc, la pyramide (et on remarquerait alors qu'il leur arrive aujourd'hui de subsister sous forme monumentale, mais hors de tout projet commémoratif explicite, comme avec la Grande Arche de La Défense ou la pyramide du Grand Louvre à Paris). Mais se poserait inévitablement la question, fondamentale, de la notion même de monument historique, en tant qu'elle a, elle aussi, une histoire. Car une telle notion n'est en rien un « invariant culturel », mais « une invention spécifiquement occidentale et de surcroît fort récente », comme le souligne – à la suite de l'historien d'art André Chastel – Françoise Choay dans son introduction à la traduction française de l'ouvrage de Riegl : d'où le paradoxe que constitue le caractère daté d'un objet consacré au travail d'immortalisation, et dont la définition n'a pas cessé, on va le voir, de s'étendre.
En effet, si la construction de monuments commémoratifs remonte à des temps reculés, leur perception comme monuments historiques, autrement dit comme investis d'une valeur de remémoration, n'apparaît guère avant la Renaissance, lorsque commença à se manifester, en Italie, le souci de conserver les œuvres de l'Antiquité. Mais un tel souci ne fut pas assorti d'un terme spécifique avant la période révolutionnaire. C'est en France, semble-t-il, qu'apparut pour la première fois, dans un recueil d'antiquités nationales publié en 1790, l'expression « monument historique ». Et c'est bien dans la Révolution que cette notion (tout comme d'ailleurs l'institutionnalisation des musées) prend son origine, de par cet apparent paradoxe, souligné par Dominique Poulot, qu'est « la conservation révolutionnaire des œuvres de l'Ancien Régime » : contrecoup, en fait, des destructions iconoclastes perpétrées à partir de 1789. Ainsi fut créée, dès 1790, une Commission des monuments, suivie, en 1794, d'un « Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de le réprimer » remis par l'abbé Grégoire, inventeur donc du terme vandalisme (« Je créai le mot pour tuer la chose », écrivit-il à son propos).
La succession des textes qui en portent témoignage permet de repérer cette sensibilisation progressive à la cause des monuments historiques : après la série d'ouvrages d'A. L. Millin sur Les Monuments français, publiée de 1790 à 1798, et le Rapport de l'abbé Grégoire paraîtront notamment les Considérations morales sur la destruction des œuvres d'art de Quatremère de Quincy (1815), ou encore Guerre aux démolisseurs de Victor Hugo (1825). Mais une telle sensibilisation ne trouva pas de structure politique et administrative avant la monarchie de Juillet quand, sous le ministère Guizot, fut créé en 1830 un poste d'inspecteur général des monuments historiques, confié tout d'abord à Ludovic Vitet, puis à Prosper Mérimée. Dans la même perspective fut constituée en 1837 une Commission des monuments historiques (contemporaine d'une certaine institutionnalisation de l'érudition : Société de l'histoire de France, créée en 1833, et Société française d'archéologie, en 1834).
La notion de monument historique et la systématisation d'un intérêt national à son égard furent la conséquence non d'une prise de conscience progressive des valeurs artistiques ou symboliques, mais avant tout d'une réaction aux destructions révolutionnaires, qui avaient fait des monuments, en tant qu'objets matériels, les victimes de leur fonction symbolique. C'est donc au nom de la conservation que grandit un tel intérêt, visant, comme le remarque le juriste R. Brichet, à « préserver les œuvres d'art contre les multiples dangers qui les menacent, au nombre desquels on peut citer la ruine par incurie, le vandalisme par insouciance, le dépeçage par cupidité, la défiguration par ignorance, la restauration par mauvais goût, et même le vandalisme par occultation ».
Or le souci de conservation implique différentes missions. La première consiste à inventorier les objets à protéger : s'appuyant, après la Révolution, sur diverses enquêtes préfectorales, elle ne sera véritablement professionnalisée qu'avec les innombrables tournées d'inspection effectuées, de 1834 à 1860, par Mérimée dans les provinces françaises ; et elle ne sera institutionnalisée qu'un siècle plus tard avec la création en 1964, à l'initiative d'André Chastel et André Malraux, de l'Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France. Ce service a pour mission non pas la protection matérielle des œuvres, par le classement ou l'inscription, mais leur protection symbolique, par le recensement, la documentation iconographique et l'étude scientifique, qui permet d'en garder des traces même en cas de destruction.
Une deuxième mission consiste à restaurer les objets : la figure de proue de la restauration fut, toujours en France, l'architecte Viollet-le-Duc, à la fois praticien et théoricien – tandis qu'en Angleterre, pour le critique d'art Ruskin, le culte des monuments du passé se doublait au contraire d'une défiance à l'égard de toute rénovation. Les restaurations du passé posent d'ailleurs aux responsables actuels de délicats problèmes d'arbitrage : faut-il défaire des restaurations de cathédrales médiévales effectuées au xixe siècle, parce qu'elles en entachent l'authenticité, ou faut-il les conserver, parce qu'elles font partie de l'histoire du monument et sont devenues, en tant que telles, une référence de l'histoire de l'art ? Quel que soit, en tout cas, le parti pris adopté, la restauration des monuments historiques incombe à des architectes et artisans hautement spécialisés, contribuant à maintenir des savoir-faire anciens qui, sinon, n'auraient plus lieu d'être. Il arrive même que ce travail devienne une activité quasi permanente dans le cas de certains bâtiments particulièrement importants et vulnérables – par exemple, Notre-Dame de Paris, que l'on a rarement l'occasion d'admirer sans un quelconque échafaudage.
Une troisième mission enfin apparaît lorsque la conservation in situ s'avère impossible ou insuffisante : elle consiste à « muséifier ». Elle fut entreprise initialement à l'instigation d'Alexandre Lenoir, qui dès 1795 créa à Paris le premier musée des Monuments français (dispersé en 1818) ; puis d'Alexandre Sommerard, qui fit aménager l'hôtel de Cluny dans les années 1840 ; et enfin de Viollet-le-Duc, avec un musée installé en 1882 au palais du Trocadéro et, à partir de 1937, au palais de Chaillot. Après avoir été fermé durant plusieurs années, celui-ci a rouvert en 2007 sous la forme d'une Cité de l'architecture et du patrimoine, dont le nom indique bien l'extension des missions par rapport à l'institution initiale.
Mais pour mener à bien cette triple mission de conservation, encore fallait-il avoir assuré la définition de l'objet. Or celle-ci a été soumise à une continuelle extension : à la fois chronologique, avec l'intégration de bâtiments modernes ; topographique, avec la prise en compte de l'environnement du monument ; conceptuelle, avec l'émergence de critères plus scientifiques que proprement esthétiques ; enfin catégorielle, avec l'apparition de ce qu'on a appelé le « nouveau patrimoine ».
Extension chronologique, tout d'abord : des œuvres de l'Antiquité, redécouvertes à la Renaissance, on est passé à celles du Moyen Âge, réhabilitées au xixe siècle sous l'impulsion de Viollet-le-Duc, puis aux productions des périodes moderne et contemporaine. Celles-ci, aujourd'hui encore, ne se voient cependant prises en compte que de façon hésitante, avec des résistances plus ou moins vives : maints ouvrages du xixe et du xxe siècle furent détruits, soit au nom d'un impératif de modernisation, soit au nom des exigences du « bon goût » (ou des deux à la fois) ; et si – pour s'en tenir à de célèbres exemples parisiens – le Grand Palais ou la gare d'Orsay ont échappé à la démolition, en revanche, les pavillons de Baltard aux Halles furent détruits en 1973-1974. Quant à la tour Eiffel, elle ne fut classée qu'en 1964. Pas davantage que le service des monuments historiques, celui de l'Inventaire n'a échappé à cette modernisation des critères, puisque, tous les dix ans environ, la limite pour classer un monument a avancé d'une génération : jusqu'à 1880 dès les années 1970, jusqu'à la Première Guerre mondiale dans les années 1980, jusqu'à la Seconde Guerre dans les années 1990, et jusqu'à trente ans de recul au début des années 2000.
Extension topographique, ensuite : compte tenu des effets de la modernisation – urbanisation croissante, aménagements routiers et autres –, ainsi que de l'expansion du tourisme, le monument a vu sa valeur s'étendre au-delà de ses propriétés intrinsèques, relevant de l'histoire de l'art, pour englober aussi la qualité de son environnement, le charme de ses abords, l'authenticité du paysage qui l'entoure. C'est ainsi qu'à partir de 1930 ont été successivement désignés à la protection, bien qu'ils ne soient pas eux-mêmes des monuments, les abords, les sites et les secteurs urbains.
Troisièmement, l'extension du concept de monument historique a été d'ordre proprement conceptuel, en touchant au principe même de délimitation de l'objet. On est passé en effet de la logique de l'unicum, s'intéressant exclusivement aux œuvres uniques ou exceptionnelles (ainsi, les premiers monuments subventionnés en 1840 furent l'abbaye de Silvacane, le palais de Jacques Cœur à Bourges, les remparts d'Aigues-Mortes, le pont du Gard, l'église de Montmajour) à la logique du typicum, c'est-à-dire l'élément d'une série, d'un ensemble, voire d'un contexte. Sa valeur tient alors non plus à sa rareté, voire à son unicité, mais à sa typicité, en tant qu'il cumule toutes les propriétés caractéristiques de sa catégorie. Quoique appliquée plutôt dans le domaine scientifique de l'Inventaire, cette logique permet de protéger – mais plutôt par l'inscription que par le classement – une maison à colombages, un décor de boutique, une ferme ancienne.
La quatrième et dernière forme d'extension de la notion est d'ordre catégoriel : elle a consisté à ouvrir la catégorie « monument historique » non plus seulement à des monuments prestigieux (palais, églises, grands ouvrages d'art), mais aussi à des œuvres valant moins pour leur adéquation aux canons de l'esthétique traditionnelle que pour leur singularité (tel le célèbre Palais du facteur Cheval, qui fut classé monument historique en 1969 au terme d'une bataille acharnée, menée jusqu'à la Chambre des députés), ainsi qu'à des objets plus triviaux, appartenant aux domaines de l'industrie, des transports, du commerce, de la vie quotidienne : lavoirs, croix de chemin, instruments d'artisanat rural, mais aussi cafés, éléments de mobilier urbain, enseignes, voire gares, mines ou usines (c'est ainsi qu'apparurent, dans les années 1970, les écomusées). C'est l'émergence de ce qu'on nomme parfois le « nouveau patrimoine », souvent sous la pression d'associations locales, mais aussi grâce à la pénétration, dans l'archéologie et l'histoire de l'art, de l'histoire du folklore – dont les premiers musées, destinés à conserver les témoignages de la culture paysanne, remontent en France au dernier quart du xixe siècle. Aujourd'hui, l'intérêt des ethnologues pour l'étude et la conservation des pratiques de notre propre culture nourrit ce mouvement récent de « patrimonialisation » tous azimuts, dont témoigne notamment la création, au début des années 1980, de la « mission du patrimoine ethnologique » au sein de la direction du Patrimoine du ministère de la Culture.
La dernière génération a donc vu une spectaculaire extension de la notion de monument historique, au point qu'elle se rapproche toujours davantage de celle, plus générale, de « patrimoine » – notion qui elle-même s'est tellement étendue au cours du temps qu'elle finit par désigner, comme le dit Jean-Michel Léniaud, « l'ensemble des objets qui ont perdu leur valeur d'usage ».
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Écrit par
- Nathalie HEINICH : sociologue, directeur de recherche au C.N.R.S.
Classification
Média
Voir aussi
- RESTAURATION, art
- PRÉEMPTION, œuvres d'art
- CHARTE D'ATHÈNES (1933)
- RÉGIONS
- CHARTE DE VENISE (1964)
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