FRANCE (Arts et culture) Les Français en question
« Une nation, a dit Renan, est une grande solidarité constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. » Mais des enquêtes nous apprennent qu'un pourcentage considérable des citoyens français, loin d'avoir la moindre idée un peu claire de ce qu'ont été les sacrifices de leurs ancêtres, est incapable de retrouver dans sa mémoire ne fût-ce que la date de la Révolution française ; un sondage d'opinion indique que 6 p. 100 d'entre eux seulement seraient prêts à mourir pour la patrie. Il n'est pas facile de définir un Français, ou une Française, même si dans leurs conversations les Français ont effectivement ceci de particulier qu'ils ne cessent d'avancer des généralisations à propos de leurs qualités et défauts, et de parler de leurs caractères comme s'ils constituaient dans l'humanité une espèce à part.
Ce qu'il y a de plus paradoxal dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes, c'est qu'ils se croient doués d'une aptitude particulière à penser clairement. Beaucoup l'estiment due à leur langue : lalangue, a dit Valéry, est plus que toute autre chose ce qui détermine le caractère national ; et Rivarol a posé en principe que « ce qui n'est pas clair n'est pas français ». Les Français aiment à se considérer comme les héritiers de Descartes (bien qu'ils n'arrivent pas à se mettre d'accord sur ce que représente Descartes, et aient proposé plusieurs réinterprétations de son œuvre, qui se contredisent entre elles). Cependant, ce cartésianisme n'a pas produit de consensus, d'opinion généralement admise répondant à la question : qu'est-ce qui fait que quelqu'un est français ? Les divisions politiques et sociales d'un pays dont une moitié de la population vitupère comme une honte ou une aberration l'existence de l'autre moitié font qu'on ne voit guère comment on pourrait jamais s'accorder sur une définition commune. Impossible aujourd'hui d'affirmer, comme au xixe siècle, qu'être français signifie appartenir à la forme de civilisation la plus haute qui soit au monde ; à une race distincte – ce serait plus absurde encore. Et il n'est pas du tout évident que la jeune génération soit française de la même manière que le sont les survivants de Vichy ou de la Résistance.
Toute nation a une haute idée d'elle-même et les Français ne font pas exception. Une nation, cela sert, entre autres choses, à donner aux hommes un sentiment collectif de supériorité, une part des triomphes d'autrui, pour compenser les échecs et les déceptions personnelles qui sont le lot du plus grand nombre. Mais ces consolations, à leur tour, se trouvent souvent assombries par le mépris ou l'animosité que les nations éprouvent les unes envers les autres. Ainsi, l'un des problèmes qui se posent à tout Français consiste à se demander pourquoi la France n'est pas davantage admirée dans le monde, et pourquoi elle est encore moins aimée. Ce que les Français pensent d'eux-mêmes ne coïncide pas avec ce que les étrangers pensent d'eux. La raison en est que, de part et d'autre, il règne une vaste confusion quant au sens exact de l'expression « être français ».
Cependant, beaucoup continuent à soutenir que si la « francité » est indéfinissable, cela ne prouve pas qu'elle n'existe pas. C'est une qualité trop subtile, disent-ils, pour être cernée par aucune définition ; c'est quelque chose que tout Français est censé sentir au tréfonds de lui-même. Ne reconnaît-on pas au premier regard les Français en été sur les plages grecques, parmi des foules de vacanciers identiquement déshabillés, ou dans les congrès internationaux, où ils s'expriment dans un style que les étrangers trouvent tout à fait caractéristique,[...]
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Écrit par
- Theodore ZELDIN
:
Fellow of St. Antony's College , Oxford, Royaume-Uni
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