FRANCE (Arts et culture) Les Français en question
L'« esprit »
Aujourd'hui les Français semblent être sur la défensive, parce que leur langue n'est plus la première du monde, et qu'il n'est plus certain que leur pays ait sa place parmi les grandes puissances. Cette attitude fait que les étrangers les voient comme agressifs et entêtés. Il est sûr en tout cas que le danger d'américanisation éveille chez eux une inquiétude très générale. Le monde français des affaires a copié les méthodes américaines ; les investisseurs américains possèdent un huitième du capital industriel français et ont une position majoritaire dans certains secteurs industriels de pointe. Mais cela ne menace pas 1'« identité nationale », car c'est dans le droit fil de la tradition historique française. La France a toujours su emprunter à l'extérieur : au xviiie siècle, elle a admiré la liberté et la constitution du Royaume-Uni, au xixe elle a pris pour idoles la science et la philosophie allemandes, au xxe elle est tombée amoureuse du marxisme-léninisme russe. S'il y a un malaise dans les relations entre les Français et l'étranger, ce n'est pas que les Français soient gênés d'emprunter, mais c'est que les étrangers n'empruntent plus grand-chose à la France. L'humiliation vient de ce qu'il n'y a pas réellement échange. En effet, plus les Français s'affirment différents des autres, plus cela dissuade les étrangers d'emprunter à leur tour.
Toute nation s'enorgueillit de posséder certaines qualités mystérieuses que les étrangers sont incapables d'apprécier. C'est dans l'humour de chacune que ce mystère trouve son expression la plus insaisissable. L'humour est une complicité que seul un ami peut pénétrer : il sert aussi à découvrir qui sont nos amis. Une croyance assez générale veut que les Français possèdent un sens du comique fondamentalement différent de celui des autres peuples ; on oppose volontiers, notamment, l'esprit français au sens de l'humour britannique. Un regard sur l'histoire du comique fera mieux comprendre le sens de cette opposition. Au xviie siècle, toutes les littératures européennes partageaient un même amour de l'imagination la plus débridée et de l'exagération la plus absurde. Aucun fossé ne séparait alors la « Joyeuse Angleterre » du Pantagruel de Rabelais, non plus que du don Quichotte de Cervantès, du Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen ou des « Académies des humoristes » italiennes. Longtemps Rabelais eut parmi les clergymen anglais ses lecteurs les plus fidèles. Mais vint alors un moment où l'Angleterre, seule en Europe, éleva l'humour au rang d'un trait du caractère national. Elle le rendit digne de respect et se délecta de tout ce qui est excentrique, original, individuel. Il y avait là une réponse de l'Angleterre à la Révolution française : ne s'agissait-il pas d'affirmer le droit pour l'individu de défier les règles trop rigides de la raison ? Par contraste, les écrivains français placèrent leur orgueil dans ce qu'ils appelèrent l'« esprit », ce qui veut dire aussi intelligence. Ils accusèrent les Anglais d'être lugubres sous leur vernis d'humour et prétendirent que seul le Français sait faire preuve d'une joie et d'une gaieté véritables. Il est indiscutable que le comique de Voltaire et celui de Dickens sont différents. Mais l'esprit mordant à la Voltaire n'est pas une exclusivité française : George Bernard Shaw et Oscar Wilde se rattachent à cette tradition ; l'humour compatissant de Dickens et l'humour fantasque de Lewis Carroll ont été absorbés par la culture française. Les Français se sont mis à lire de plus en plus d'ouvrages anglais et américains et ont redécouvert certains humoristes de leur cru, [...]
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Écrit par
- Theodore ZELDIN
:
Fellow of St. Antony's College , Oxford, Royaume-Uni
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