FRANCE (Arts et culture) Les Français en question
L'individu contre le type
Être français, en effet, pouvait aussi signifier quelque chose de tout à fait différent, et, au cours du xixe siècle, c'est cette deuxième interprétation qui prit le dessus. Elle mettait l'accent sur ce qui distingue les Français du reste de l'humanité plutôt que sur ce qui est commun à tous les hommes. Elle se donnait pour idéal de couler tous les Français dans le même moule. Elle se fondait sur une conception étroite du nationalisme et de la fidélité. C'est elle qui a donné naissance à l'image stéréotypée du Français et de la Française qui fait d'eux des figures aisément reconnaissables, associées à un lieu précis. Il a fallu longtemps pour fixer définitivement ce stéréotype, car les Français n'ont jamais eu l'illusion qu'il fût possible, par quelque opération de synthèse, de tous les ramener à un type unique. « Jacques Bonhomme » était un sobriquet méprisant par lequel la noblesse désignait les gens du peuple, notamment les paysans, avant la Révolution ; elle n'imaginait pas qu'elle pût rien avoir de commun avec eux.
M. Prudhomme était un bourgeois philistin. C'est seulement au début du xxe siècle que M. Dupont ou M. Durand furent inventés. C'est seulement en 1923 que l'homme au béret commença à symboliser le Français, et la mode de ce couvre-chef s'est éteinte dans les années 1950. Il ne représente pas le Français éternel, mais un souvenir nostalgique de l'époque du cinéaste Jean Renoir. Lui chercher un successeur serait absurde. Aujourd'hui plus que jamais, il est impossible de trouver un Français moyen type, parce que les minorités ont conquis le droit au respect de leur identité. On ne croit plus aux vertus de l'uniformité ; pluralisme et décentralisation sont les mots de passe du jour. La francité a donc pris un sens différent. La France est perçue de nos jours comme une sorte de fédération de minorités, non seulement ethniques et régionales, mais aussi sexuelles et définies par tranches d'âge ; nul n'attend plus des Français qu'ils aient beaucoup de caractéristiques communes. D'où la question : qu'ont-ils de commun ?
Nous abordons ici une notion nouvelle qu'il faut bien comprendre. On croyait jadis que la modernité signifiait l'uniformisation graduelle des individus ; l'influence des médias, les progrès de l'instruction et de la démocratie, la diffusion des acquis technologiques et l'égalisation des revenus allaient, pensait-on, contribuer à produire une société de consommation où tous se comporteraient plus ou moins de même, accepteraient plus ou moins les mêmes idées reçues et cultiveraient un conformisme généralisé. C'est Tocqueville qui a fait la théorie de cette évolution et, depuis lors, on l'a cru sur parole. Mais l'inattendu est arrivé : les individus sont au contraire devenus de plus en plus différents les uns des autres. Telle est la principale découverte que l'auteur de ces lignes a faite lorsque il a entrepris d'étudier les Français ; il s'attendait à pouvoir avancer des généralisations, mais en les examinant un par un il s'est aperçu qu'ils ne correspondaient pas aux stéréotypes. L'individu a résisté aux pressions qui se sont exercées sur lui, et cela pour trois raisons différentes. D'abord, la vie moderne lui a donné accès à tant de possibilités de choix nouvelles que chacun, c'était presque inévitable, fait des choix légèrement différents et construit son existence à partir d'un amalgame d'expériences vécues et d'idées qu'il emprunte à des sources extrêmement variées. Il ne s'y prend jamais exactement comme son voisin. Pour qui regarde la société à la loupe, non seulement le visage et le corps sont différents d'un individu à l'autre, mais aussi, plus subtilement, le passé et les façons de voir. En second lieu, l'individu ne se satisfait plus[...]
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Écrit par
- Theodore ZELDIN
:
Fellow of St. Antony's College , Oxford, Royaume-Uni
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