FRANCIS BACON (exposition)
La plus grande rétrospective consacrée à Francis Bacon – depuis celles de Lugano et de la biennale de Venise, toutes deux présentées en 1993, un an après la mort du peintre (1909-1992) – rassemblait en 1996 au Musée national d'art moderne quatre-vingt-huit œuvres datées de 1933 à 1990. Elle eut le même effet de révélation pour le public que la rétrospective organisée au Grand Palais, à Paris, en 1971. Ceux qui connaissaient la peinture de Bacon renouvelaient leur admiration pour sa puissance formelle et sa richesse de significations ; ceux qui la découvrirent alors furent atteints de plein fouet, contents néanmoins de s'être frottés quelques instants à la folie et à la monstruosité que représente à leurs yeux cette peinture. Le mélange de délectation et de rejet fut tel que l'on pourrait presque transposer la formule de Baudelaire à propos de la photographie, en l'appliquant à l'œuvre de l'artiste anglais : « La société se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur la toile. »
Que l'œuvre de Bacon puisse encore choquer les visiteurs est certes le signe d'une pertinence toujours vivace du propos dans une société où la figure et le corps humain sont partout mis à mal, mais cela occulte du même coup l'acte pictural lui-même, en ne faisant voir que le personnage représenté au détriment de la peinture elle-même. La portée d'une œuvre ne se mesure certes pas à l'aune de sa plus ou moins grande capacité à choquer le spectateur. Pourtant, malgré les efforts de la presse pour expliquer les enjeux esthétiques de l'artiste, le public vint à l'exposition avec le préjugé habituel, faisant de Bacon un être malsain (puisque joueur, alcoolique et homosexuel), ne pouvant donc que peindre des êtres malsains. Malgré ces a priori, l'exposition fut un succès. Pour la majorité des visiteurs, l'exposition eut pour résultat une réévaluation de l'œuvre, qui de maudite et obscène devenait vivante et actuelle, réévaluation qui était due non seulement à l'aura médiatique dont bénéficient les artistes disparus, mais surtout à une véritable rencontre entre une époque et son peintre. Sans doute, la vision que nous donne Bacon de l'homme est sombre, mais l'artiste n'est pas un banal illustrateur de faits-divers, un obsédé de l'horreur, un assoiffé de cruautés. Sa peinture n'est que le regard qu'un être humain porte sur d'autres êtres humains.
Peindre l'être humain dans tous ses états, une telle ambition artistique demandait un accrochage des plus sobres. Placées dans l'ordre chronologique sur des cimaises très simples et réparties dans des espaces aussi neutres que possible – ce qui était le choix le plus judicieux pour des toiles aussi accaparantes –, les peintures de Bacon qui furent choisies par le commissaire de l'exposition (David Sylvester, assisté de Fabrice Hergott) étaient tout de même assez inégales, surtout celles réalisées pendant les quinze dernières années de sa vie, lesquelles ne sont que les redites de trouvailles antérieures. Malgré quelques belles réussites (Study of the Human Body, 1982 ; Study for the Portrait of John Edwards, 1988), ce dernier ensemble manquait de force et n'était – ainsi que la critique l'avait déjà souligné à plusieurs reprises – qu'un pastiche classicisant d'œuvres plus anciennes, parfois des tous débuts, autour des années 1940. Le seul mérite des dernières salles, qui montraient des œuvres réalisées après 1975 environ, était de donner un aperçu assez complet du travail que Bacon mena jusqu'au bout, sans trahir le projet initial : on pouvait ainsi juger sur pièces.
Les rétrospectives ont ainsi deux grands avantages : elles permettent de voir presque toute la production d'un artiste, ou les grandes articulations[...]
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Écrit par
- Jacinto LAGEIRA : professeur en esthétique à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art
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