PICABIA FRANCIS (1879-1953)
Il pèse sur Picabia et sur son œuvre différents malentendus qui ne facilitent pas la juste appréciation de son apport à l'art du xxe siècle ni l'élucidation des nombreuses zones d'ombre qui constituent la trame même d'une des entreprises artistiques les plus énigmatiques de son époque. Les difficultés d'analyse et d'interprétation que l'on y rencontre ont contribué à faire naître des lieux communs derrière lesquels on a souvent estimé plus commode, ou plus prudent, de se retrancher. C'est essentiellement sur la légende du dadaïste que s'est bâtie la réception de cette œuvre ; dans l'ensemble de la carrière de Picabia, la période de Dada a fonctionné comme une sorte d'étalon de modernité à l'aune duquel ont été comparées toutes les autres manifestations de sa démarche créatrice. Avec le risque que cette situation comporte : celui de tenir pour quantité négligeable tout ce qui se sépare trop visiblement de l'anti-peinture dadaïste, ou de ce qui l'annonce, ou de ce qui se place dans sa postérité immédiate. On a alors tôt fait d'assimiler certaines des expressions picturales contradictoires de Picabia à celles d'un anti-modernisme aussi radical que l'avait été la poussée dadaïste – et leur auteur lui-même à une sorte de renégat vis-à-vis de la cause avant-gardiste. C'est ainsi qu'ont longtemps été bannis (ou peu s'en faut) des rétrospectives et des commentaires de vastes ensembles appartenant à l'œuvre postérieure au milieu des années 1920, comme les Transparences autour de 1930, la figuration réaliste des années de guerre, et même l'abstraction primitivisante qui leur succède. Or, dévoilement après dévoilement, les études picabiennes les plus récentes, et notamment celles qui portent sur la recherche des sources visuelles de l'artiste, et par conséquent sur sa méthode, ont contribué à réévaluer des pans entiers de l'œuvre sur lesquels pesaient des jugements aussi péremptoires qu'autoritaires, souvent mal fondés d'ailleurs sur le plan de l'information historique.
De sa confrontation permanente aux images mécaniques dont son époque voit le développement (photographie, cinématographe, carte postale, presse populaire...), Picabia développe, comme de nombreux autres artistes de sa génération, la conscience cruelle de la possible disparition de son art, rendu obsolète par l'irruption de nouvelles techniques de fabrication et de diffusion des images, en même temps qu'une fascination pour cette disparition même, qui pouvait faire naître l'insidieuse tentation d'en accélérer le processus. Mais de tous les assassins de la peinture, Picabia est sans doute celui qui aura le plus difficilement assumé son geste, et qui l'aura même secrètement déploré, incapable qu'il était de se résoudre au détachement cyniquement affiché par son principal complice, Marcel Duchamp. Son humeur créative, au contraire, oscille entre deux extrêmes : d'un côté, il semble prêt à croire jusqu'au bout en la puissance de la peinture, laissant supposer qu'elle pourrait être investie de pouvoirs démesurés, quasi magiques ; mais par ailleurs, il semble se résigner à devoir porter définitivement son deuil, à accepter sa fin et même à lui asséner de nouveaux coups fatals. Les atermoiements auxquels l'artiste aura été confronté toute sa vie, l'alternance épuisante de ses élans de vitalité et de ses phases dépressives profondes, montrent d'ailleurs à quel point ces contradictions auront été vécues sur le mode tragique.
Un art dévoyé
Contradictions et paradoxes sont d'ailleurs symboliquement présents aux sources mêmes de la vocation de Picabia, dans les deux récits originaires qu'il en a laissé accréditer. Picabia est né à Paris en 1879 de Francisco Vicente[...]
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Écrit par
- Arnauld PIERRE : professeur d'histoire de l'art à l'université de Grenoble-II-Pierre-Mendès-France
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