GOYA FRANCISCO (1746-1828)
Le visionnaire
Une nouvelle crise, historique celle-là, renforce Goya dans son pessimisme. En 1808, la monarchie espagnole s'effondre. Napoléon impose à la péninsule l'autorité de son frère, mais l'occupation française déclenche la révolte populaire.
L'attitude de Goya devant cette tragédie est ambiguë. D'une part, la France demeure pour lui le pays qui a répandu à travers le monde les idées de liberté qui lui sont chères. De l'autre, il voit de ses yeux l'horreur sanglante dans laquelle est emporté son peuple. Tout en peignant le roi intrus et ses amis afrancesados, il compose (entre 1810 et 1814) les Désastres de la guerre, ensemble de planches où s'étale la férocité humaine. Il y démythifie la guerre en lui retirant son halo d'héroïsme et de gloire.
Son génie, relancé par l'expérience tragique, atteint à une hardiesse de facture étonnante. Les deux tableaux célèbres, Dos de Mayo et Tres de Mayo [1808], exécutés pour les cérémonies commémoratives, en mai 1814, brisent définitivement avec toutes les règles classiques par le sujet – un événement contemporain – et par la composition, puissamment dynamique. Surtout, ils assurent à la foule anonyme son entrée dans l'art, annonçant ainsi Delacroix et la peinture romantique.
Une nouvelle maladie, qui faillit l'emporter en 1819, ouvre une nouvelle crise. Goya connaît l'angoisse métaphysique qui s'exprime dans les deux tableaux religieux, au rendu extrêmement libre, des Escuelas Pías de San Anton de Madrid : La Dernière Communion de saint Joseph de Calasanz et Le Christ au jardin des Oliviers (in situ). Ce mouvement vers le divin ne peut délivrer Goya de ses cauchemars et de ses hallucinations. Ceux-ci forment les motifs de la décoration de la Quinta del Sordo, une maison de campagne qu'il venait d'acheter sur les bords du Manzanares. Des « peintures noires » – grisailles où la couleur n'est pas totalement absente –, de nature expressionniste, représentent des foules hystériques (Le Pèlerinage de San Isidro), des réunions de sorcellerie (El Aquelarre, c'est-à-dire Le Sabbat, le lieu des assemblées sataniques), des images d'avilissement sénile (Deux Vieux mangeant leur soupe) et des scènes érotiques (Deux Jeunes Femmes se moquant d'un homme). Toutes ces œuvres, conservées au musée du Prado, constituent un vaste domaine offert à la psychanalyse qui reçoit peut-être son sens du Saturne, monstre effroyable dévorant son enfant, symbole de la mort et de la destruction. Cette plongée dans les eaux troubles des émotions primitives alimente aussi la série d'eaux-fortes publiée en 1864 seulement sous le nom de Disparates (Absurdités).
La fin de la vie de Goya, passée en France – il mourra à Bordeaux en 1828 –, apporte une sorte de rémission dans cette évolution tragique. Toujours avide d'apprendre – J'apprends encore (Aún aprendo) –, il s'initie à la lithographie – Les Taureaux de Bordeaux – et, lorsqu'il revient à la couleur, c'est pour peindre dans des intonations lyriques et douces La Laitière de Bordeaux (Prado, Madrid).
Le destin de Goya a été présenté dans son déroulement chronologique. Qu'on n'aille pas croire cependant qu'il ait obéi à un déterminisme linéaire. Goya fut en réalité l'homme des contradictions et des contrastes, capable à chaque époque d'anticipations et de retours en arrière. Son goût pour le réel et le vécu allait de pair avec l'amour de l'insaisissable et de l'inexplicable. La jovialité et l'esprit satirique coexistaient chez lui avec le sens du tragique. Son génie multiforme clôt le xviiie siècle et annonce toutes les complexités du monde moderne.
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Écrit par
- Marcel DURLIAT : professeur émérite d'histoire de l'art à l'université de Toulouse-Le-Mirail
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