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DUFRÊNE FRANÇOIS (1930-1982)

« Anarchiste discipliné », comme l'a surnommé Bernard Heidsieck, François Dufrêne fut « le premier au monde, en tant que poète », en 1953, à utiliser le magnétophone comme « stylo vocal » pour enregistrer directement des poèmes phonétiques : les « crirythmes ». La spontanéité d'improvisation de ces cris, de ces bruits de gorge et de langue, y atteint le point culminant du paroxysme. En tant qu'artiste plasticien, il a révélé, à partir de 1957, avec ses « dessous d'affiches », un œil de peintre attentif aux plus grandes subtilités de la couleur. Exposés à la première biennale de Paris de 1959, ils suscitèrent l'enthousiasme des poètes et des critiques d'art d'avant-garde, qui les jugèrent « dignes de Marcel Duchamp », et l'intérêt d'André Malraux, qui les compara à des « vestiges hittites ». Double activité qui a permis à ce fonctionnaire du ministère des Travaux publics, où il était chargé de la programmation des autoroutes, d'accomplir une « révolution du regard » comparable à celle des pionniers de l'avant-garde, qu'il admirait : Kurt Schwitters, par exemple, lui aussi peintre et poète phonétique.

Ayant participé, dès l'âge de seize ans, au mouvement lettriste, et cela jusqu'en 1953, il y a vite dépassé la thématique « parnassienne » de la poésie lettriste telle que la concevait son fondateur, Isidore Isou. Après avoir rencontré Guy Debord, puis Yves Klein en 1950, il a collaboré au journal Le Soulèvement de la jeunesse. Il y publie en 1953 son manifeste poétique : Demi-tour gauche pour un cri automatique !, où il annonce la naissance du « crirythme ». Mais cet artiste impatient et rigoureux, provocant et lucide, ne peut accepter les complaisances de l'art « tachiste » et « informel » de l'époque. Alors que Raymond Hains et Jacques de La Villeglé, qu'il a rencontrés en 1954, ont commencé dès 1949 à arracher les affiches lacérées sur les murs et les palissades de Paris et les ont exposées pour la première fois en 1957, Dufrêne décide la même année de considérer les « dessous d'affiches » comme des brouillons d'œuvres d'art. Contrairement à ses deux amis, qui s'interdisent de modifier les lacérations des affiches, Dufrêne travaille toujours par grattages ses trouvailles de passant de Paris. Il s'intéresse moins aux collages hasardeux de la publicité et de la politique qu'à l'alchimie de la pluie, des encres de couleur et du salpêtre des murs. Il veut en extirper la beauté secrète : « C'est moi qui gratte, écrit-il, artiste jusqu'au bout des ongles, et pour révéler, d'une certaine épaisseur d'affiches une couche privilégiée qui recueillit la naturelle empreinte de sa voisine du dessous, j'interviens, par décollages successifs, à un, deux, trois ou quatre étages. »

Il ne s'est pas suffi, non plus, de la spontanéité absolue de ses « crirythmes » pour exprimer l'angoisse et l'humour dévastateur qui étaient les siens. Il est l'auteur des deux plus beaux poèmes lettristes qu'on ait écrits : Le Tombeau de Pierre Larousse (1958), où il détourne les mots du dictionnaire à des fins purement phonétiques, et La Cantate des mots camés (1977), qui lui ont coûté chaque fois plusieurs années de travail afin d'y produire avec le plus de précision les « interférences de son, de sens et de non-sens, ou de leurs faux et vrais-semblants » qu'il cherchait. Dans La Cantate, il s'est donné comme règle stricte que « chaque syllabe trouve son homophonie à une distance maximale de cinq vers, de manière à ce que la syntaxe, réintégrée, se voie toutefois réduite à quelques figures ». On a comparé ces œuvres à celle des grands rhétoriqueurs de la fin du xve siècle.

Bien qu'ayant signé en 1960[...]

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