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JULLIEN FRANÇOIS (1951- )

Une pensée du multiple

Cette saisie qui se veut pragmatique, et non pas simplement technique, inspire deux ouvrages également importants pour déconstruire notre conception du temps et de l'espace. Du « temps », Éléments d'une philosophie du vivre (2001) examine comment une succession de moments qualitatifs tisse les processus vivants : percevoir (épouser) la durée ou les saisons incite à « vivre à propos », comme l'écrit Montaigne. Si l'auteur des Essais semble bien le plus « chinois » de nos philosophes, le moins « chinois » serait Kant, qui érigea l'espace et le temps en cadres transcendants de la sensibilité, et la morale en loi catégorique. À l'inverse, la sagesse foncièrement stratégique de la Chine cultive un « opportunisme » inséparable de notre condition fluctuante, qui ne se résume pas à une succession d'événements bruyants. L'Occident a volontiers dramatisé ceux-ci en tous domaines, à commencer par le récit de la Genèse. Le roman, la scène, les avant-gardes artistiques et nos médias continuent de nourrir cette rhétorique de l'événement. De même, dans La grande image n'a pas de forme. Ou du non-objet par la peinture (2003), les phénomènes ne se laissent pas cadrer, ni aligner selon une perspective fixe : le peintre chinois multiplie au contraire les perspectives pour nommer obliquement ou allusivement son « sujet ». L'art ne tend pas en Chine au splendide isolement de la figure – celui que matérialise chez nous le nu dressé sur son socle. Dépouillée d'essence, de sujet ou d'idée, la « grande image » de la peinture chinoise congédie le « qu'est-ce que c'est ? » qui préside au questionnement platonicien. Le tracé mouvant du pinceau suggère ou ranime alentour un milieu nourricier.

En peinture comme en poésie, un fond(s) veille donc sur chaque figure et rend instable toute détermination. L'artiste pas plus que le jardinier ou le bon tacticien ne s'oppose au monde. Mais tous opèrent dans l'immanence ; peu soucieux de réduire les phénomènes au concept qui en délivrera la vérité, ils se mettent avec eux en route ou sur la voie (tao). Au rebours de cette modestie jardinière, Platon puis Aristote ont conçu une sphère idéale à partir de laquelle se règle l'ordre du monde. En sciences comme en histoire, cet idéalisme aura été le moteur de notre civilisation, qui permit la maîtrise de la nature, l'expression des droits de l'homme ou la liberté des sujets... En régime d'immanence en revanche, ou dans l'Empire du Milieu réputé harmonieux, le sujet n'arraisonne pas d'en haut la nature, pas plus qu'il n'apostrophe la société. Il se faufile dans la diversité comme on parcourt les sinuosités concertées du jardin qui change à chaque tournant ou au gré des saisons (Cette étrange idée du beau, 2010 ; Vivre de paysage ou l’Impensé de la raison, 2014).

Une tâche cruciale est donc de repenser l'universalité postulée par l'Occident. Un autre livre s'y attaque : De l'universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures (2008). La traduction y est notamment définie comme l'art exigeant de circuler d'une culture à l'autre, sans effraction ni violence unilatérale.

— Daniel BOUGNOUX

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Grenoble-III-Stendhal, dirige l'édition des œuvres romanesques d'Aragon dans la Bibliothèque de la Pléiade

Classification

Média

François Jullien, un penseur entre Chine et Occident - crédits : Eric Fougere/ VIP Images/ Corbis/ Getty Images

François Jullien, un penseur entre Chine et Occident