Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

RABELAIS FRANÇOIS (1483 env.-1553)

Paroles gelées

Comme celui de l'élève Gargantua, le savoir de Rabelais est à la fois la parole vive de l'expérience et la parole gelée du livre, que l'imprimerie mettait à la disposition de tous. C'est un des sens de l'épisode des paroles gelées dans le Quart Livre : l'événement ou la pensée doivent être figés dans le livre imprimé, afin d'être transmis, mais il faut ensuite les ramener à la vie. Ce va-et-vient du vécu à l'écrit est un mouvement constant dans l'œuvre de Rabelais. Les nombreuses références reprennent forme et couleur, parce qu'elles sont intégrées à l'actualité ou aux aventures des personnages.

Rabelais a tout lu : les grands auteurs, mais aussi les compilateurs de l'Antiquité et de la Renaissance. L'apport des philosophes – Épicure, Platon ou Plutarque – transforme le récit en une réflexion : ils lui ont légué le pourquoi et le comment. Rabelais s'éloigne ainsi d'une tradition purement narrative, celle des fabliaux ou celle des conteurs italiens, et ses romans anticipent à certains égards la quête de Montaigne dans les Essais. Rabelais est bien un humaniste, c'est-à-dire un lettré qui pratique des “études d'humanité” (studia humanitatis) selon l'expression employée par les écrivains de l'Antiquité et de la Renaissance : elles servent à former le jugement humain à partir des textes anciens.

Toutefois, la relation que Rabelais entretient avec les auteurs grecs et latins est souvent critique. Il allègue certes leur autorité, mais parfois pour rire, et parodie les thèmes platoniciens dans l'éloge des dettes qui ouvre le Tiers Livre. Il prend son bien partout, et apparaît désormais comme un penseur éclectique. Aux stoïciens, il emprunte l'idée d'une collaboration active avec la Providence ; aux épicuriens, les bienfaits du plaisir ; à Platon, le personnage de Socrate et la valeur du dialogue ; à Aristote, une confiance en la nature, capable de reproduire les espèces et de transmettre fidèlement les formes de la vie.

Paradoxalement, ce dialogue avec les anciens semble marquer l'œuvre plus profondément que ne le fait la lecture des récits modernes. Certes, Rabelais a lu le Baldus de Teofilo Folengo, paru en 1517, une épopée burlesque dont il se souvient dans le Quart Livre. Les protagonistes du Baldus rencontrent eux aussi un monstre et affrontent une tempête. Quant aux auteurs français, Rabelais se réfère dans le prologue du Pantagruel à la tradition romanesque, aux Quatre Fils Aymon et à Perceforest. Les anecdotes qui foisonnent dans ses romans figuraient parfois dans les ouvrages d'auteurs contemporains. C'est le cas de la délicieuse histoire des nonnes et du secret, dans le Tiers Livre. Mais ces emprunts à la littérature narrative sont moins significatifs que la réflexion qui s'y greffe. Ainsi l'étude de l'épisode de la tempête a montré que d'une rédaction à l'autre s'approfondit la méditation sur les réactions superstitieuses de l'être humain, face au danger, et sur le mauvais usage de la religion.

Comme les textes philosophiques, les traités de droit ouvrent un champ à la pensée critique, et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles Rabelais s'y intéresse vivement. L'hypothèse selon laquelle Rabelais aurait commencé des études de droit n'est pas établie. On sait toutefois qu'il a fréquenté des juristes tels qu'Amaury Bouchard, André Tiraqueau, Guillaume Budé. C'est la doctrine de ce dernier qui est exposée dans le Pantagruel : les Pandectes, recueil de droit romain, sont défigurées par les gloses médiévales, et il importe de revenir au texte même. Cette méthode nouvelle supposait à la fois une bonne pratique des langues anciennes et une connaissance du contexte historique et culturel, car le droit[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Médias

Rabelais - crédits : Spencer Arnold/ Hulton Archive/ Getty Images

Rabelais

Gargantua, F. Rabelais - crédits : De Agostini/ Getty Images

Gargantua, F. Rabelais

Autres références

  • PANTAGRUEL, François Rabelais - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 484 mots

      C’est probablement à l’occasion de la foire de Lyon, en novembre 1532, que paraît chez l’imprimeur Claude Nourry le premier roman de François Rabelais (1483 env.-1553), Pantagruel, avec pour sous-titre complet : Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel,...

  • CONSCIENCE (notions de base)

    • Écrit par
    • 2 718 mots

    Lequel d’entre nous, enfant, traversant la rue sans regarder ou sautant du haut d’un arbre, n’a jamais été accusé d’être « inconscient » ? Nos parents ou nos éducateurs voulaient nous faire comprendre par là que nous étions aveugles au danger, que nous manquions de lucidité et de la plus élémentaire...

  • ÉROTISME

    • Écrit par , , , et
    • 19 774 mots
    • 7 médias
    ...comme un auteur scandaleux de sonnets licencieux (ou Raggionamenti, 1536). Il achèvera une vie fastueuse et libertine à Venise. Ou son contemporain, François Rabelais (1483 ?-1553), qui possède une dimension littéraire supérieure. Censuré en Sorbonne, en 1533, pour Pantagruel, contraint à la fuite...
  • FEBVRE LUCIEN (1878-1956)

    • Écrit par
    • 2 118 mots
    • 1 média
    ...à partir d’un problème qu’il estime mal ou insuffisamment posé et qu’il s’efforce de reprendre de manière critique. C’est le cas notamment de « l’athéisme » présupposé de Rabelais, suggéré notamment par son biographe Abel Lefranc, que Febvre estime être une projection anachronique du présent...
  • FOLENGO TEOFILO (1491-1544)

    • Écrit par
    • 474 mots

    Connu sous les divers pseudonymes de Merlino Coccajo, Merlin Coccaie, par lequel le désigne Rabelais, ou Limerno Pitocco, c'est-à-dire « le Gueux », Folengo est une des figures les plus représentatives et l'un des écrivains les mieux doués de son époque. Né à Mantoue, bénédictin à vingt ans, Teofilo...

  • Afficher les 8 références