RABELAIS FRANÇOIS (1483 env.-1553)
Sens ou non-sens ?
Où cette recherche a-t-elle mené ces personnages ? Le mot de l'oracle, trink, est une invitation à boire, à savourer la vie, à se remplir l'esprit “de toute vérité”. L'éloge du savoir est une constante de l'œuvre. Dans le Pantagruel, la lettre de Gargantua à son fils est un hymne à la connaissance, en particulier à la pratique des textes anciens, qui offrait des sources plus sûres. Le programme d'éducation du Gargantua correspond à un savoir décloisonné, où se rejoignent différentes disciplines. Quant au Pantagruélion célébré dans le Tiers Livre, il représente la technique, l'usage de cette plante libérant l'homme de toutes sortes de contraintes. Le savoir ouvrirait la voie du progrès. Lorsqu'il fait l'éloge de Messire Gaster, l'estomac, l'auteur du Quart Livre retrace la découverte de la civilisation par l'humanité.
Mais voici le contrepoint : un scepticisme jugé plus ou moins délétère selon les critiques, mais qui d'un roman à l'autre gagne du terrain. Désormais bien connue, l'influence des courants sceptiques dans la première moitié du xvie siècle incite le lecteur à ne pas négliger cet aspect critique de l'œuvre de Rabelais. L'image du chantre de la Renaissance a vécu. Avant Montaigne, Rabelais dénonce l'inanité des débats, le fatras des thèses et antithèses, où l'intelligence n'est pas guidée par l'instinct du vrai. Panurge incarne le type du sophiste, qui fait un mauvais usage de ses connaissances et de la dialectique. Ces doutes s'accentuent dans le Tiers Livre, qui est la mise à l'épreuve de l'encyclopédie contemporaine. Chaque consultation fait apparaître la vanité de la science, qu'il s'agisse de la médecine, du droit, de la divination, condamnée par Rabelais comme elle l'était par l'Église. Rien de plus savant que ce livre, où l'auteur multiplie les exemples érudits. Mais, au fur et à mesure, Rabelais dévalorise ces matériaux, à coup de citations inopportunes et de listes ineptes. Il y a du Bouvard et Pécuchet dans cette entreprise. La conclusion est formulée par Panurge : “Je ne voy goutte, je n'entends rien.” Et le mot couillon est magnifié au centre du livre par deux longues litanies... Quant au Quart Livre, il est peuplé d'individus aveugles, dont la solitude intellectuelle est symbolisée par Gaster : “À lui on ne peut rien faire croire, rien remontrer, rien persuader.”
Or cette ignorance touche à la folie, grand thème de la geste rabelaisienne, et dont la critique a pu constater l'importance dans la littérature et dans l'art de la Renaissance. Dans le Tiers Livre, Panurge, ce demi-fou, finit par consulter le fou Triboulet. L'œuvre abonde en dialogues de fous, en divagations cousues de syllogismes absurdes. Érasme n'avait-il pas écrit un Éloge de la folie, éloge ironique, où se manifestait le pouvoir universel de la folie, mais non sans ambiguïté ? Il se peut en effet qu'une certaine folie soit supérieure à la prétendue sagesse. Qui sait si le fou Panurge n'a pas des intuitions subites qui échappent totalement au sage et pédant Pantagruel ? Rabelais se garde de répondre, mais des travaux récents ont comparé cet ultime recours à la folie dans le Tiers Livre avec la folie supérieure reconnue par la pensée chrétienne, de saint Paul à Érasme. Le lecteur est contraint de s'interroger.
Si le savoir théorique est incertain, peut-on au moins construire une cité où il ferait bon vivre ? Ce serait une autre façon, pragmatique, de donner un sens à l'existence. À première vue, le scepticisme de Rabelais ne semble pas s'exercer dans ce domaine plus concret. L'auteur du Gargantua se satisfait comme Érasme du régime monarchique et se prend aussi à rêver d'une monarchie idéale, qu'il[...]
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Écrit par
- Françoise JOUKOVSKY : professeur émérite à la faculté des lettres de Rouen
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