RABELAIS FRANÇOIS (1483 env.-1553)
Un autre monde
Sous toutes ses formes, dont la critique actuelle aime à souligner la diversité, la dérision surprend, inverse, embrouille. Elle se confond souvent avec la fantaisie, qui elle aussi dérange. Dans le prologue du Gargantua, Rabelais invite le lecteur à pénétrer dans le microcosme du livre, comme s'il ouvrait une boîte dont l'extérieur n'est qu'invention plaisante, et dont l'intérieur se révèle plein de surprises. C'est l'imagination qui a fait surgir ce monde. Longtemps considéré comme un maître à penser, dont il importait de comprendre les thèses, Rabelais apparaît maintenant comme un maître de l'imaginaire.
Il a en effet choisi des personnages de géants, dont la puissance est un défi au réel. Ils nous entraînent vers un ailleurs. La naissance de Pantagruel se produit dans une période de sécheresse extraordinaire, comme si l'ordre naturel était perturbé par l'apparition du géant. “Il fera choses merveilleuses”, disent les commères. Un merveilleux tempéré par l'esprit critique de l'auteur : là encore, Rabelais conserve le ton du jeu, et il sait exploiter toutes les ressources de l'invraisemblance, par exemple en accumulant nombres et témoignages fictifs. Ces romans sont faits de “mille petites joyeusetés toutes veritables...” Alors que le merveilleux suppose une adhésion au récit, ce gigantisme n'est que prétexte à faire un pied de nez aux contraintes de la réalité, à passer subitement d'un ordre de grandeur à un autre, en découvrant des villes dans la bouche énorme de Pantagruel.
Le conteur retrouve ainsi les thèmes du folklore universel, tels que la descente dans la gueule du monstre. Les objets changent de taille, et les cloches d'une église sont comme des sonnettes dans la main du géant. Univers en perpétuelles métamorphoses, où le riche devient le pauvre, où les rois Picrochole et Anarche sont traités comme des manants, dans une inversion que l'on a pu comparer au rituel du carnaval. Qui plus est, la mort devient la vie. Pantagruel naît lors d'une effroyable chaleur, qui tue les créatures vivantes. Sa naissance provoque la mort de Badebec, mais cette mort apparaît bientôt comme le début d'un nouveau cycle vital. Tueries et festins alternent dans les récits des guerres. La défense du clos de l'abbaye de Seuillé est à la fois un massacre et un hymne à la vendange, au vin comme symbole de vie.
Cette fantaisie transforme les apparences quotidiennes, mais sans jamais en perdre les sensations et les attraits. En pleine fiction, cet amour du réel incite l'auteur à palper les formes ou à enregistrer les bruits, à grand renfort d'adjectifs, à déverser des listes d'objets ou de matériaux. L'évocation de Thélème est caractérisée par une invention précise, qui anticipe la réalité de demain. Même l'archipel plus étrange et plus inquiétant du Quart Livre, peuplé de monstres, est d'une évidence saisissante. Si l'on passe peu à peu du merveilleux au fantastique, au point que dans ce quatrième roman la vie est un rêve devenu cauchemar, l'auteur nous fait voir et entendre avec la plus grande netteté. Son art est symbolisé par le miracle des paroles gelées, ces mots qui sous nos yeux deviennent peu à peu des objets, et qui acquièrent courbe et couleur. C'est pourquoi cet épisode a sans cesse focalisé l'attention des commentateurs, qui voient dans ce texte l'emblème de tout le livre.
Ces univers sont faits de mots. La critique parle désormais des langages de Rabelais, au pluriel : c'est dire que dans leur diversité ils correspondent à cette pluralité des mondes. Car la fantaisie de Rabelais est d'abord verbale. Il crée des termes, pour évoquer le jargon des gens de la Sorbonne, pour faire résonner le choc des coups, pour animer une bande de joyeux cuisiniers. Certains noms deviennent[...]
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Écrit par
- Françoise JOUKOVSKY : professeur émérite à la faculté des lettres de Rouen
Classification
Médias
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