CHATEAUBRIAND FRANÇOIS RENÉ DE (1768-1848)
Quelle image de l'écrivain et de l'homme ?
Comme écrivain, Chateaubriand a le goût classique ; ses admirations poétiques vont à Ducis, Parny, Delille, J.-B. Rousseau. Poète lui-même, il versifie comme eux dès ses « Tableaux de la nature » (1789-1790) ; dramaturge, il définit son Moïse, écrit en 1811, comme « un ouvrage strictement classique », et c'en est la meilleure critique. Ce sont là des sections mortes de son talent. À ce qu'il appelle également un « reste de [s]es préjugés classiques » (Mémoires d'outre-tombe, XVIII, vi) se rattache encore l'emploi pénible du merveilleux chrétien dans Les Martyrs, qu'il se reprocha trop tard comme un manque de naturel. Même dans les Mémoires, son goût de la rhétorique le pousse à « abîmer » ce que son écriture peut avoir de spontanément intime et simple (comme on le voit dans certaines de ses lettres) par des alourdissements discutables, même s'ils sont hautement significatifs ; ainsi le chapitre x du IIIe livre, rédigé en 1817, ne peuple les songes de l'adolescent que d'une « fille enchantée ». C'est dans la révision de 1832-1833 que Chateaubriand enrichit l'imagerie d'allusions mythologiques et donne à son fantôme ce nom de « sylphide » rendu fameux au même moment par le ballet où brillait l'inégalée Taglioni. Le rêve bien simple d'autrefois disparaît presque sous le flamboiement d'un style très (trop ?) « littéraire ». On peut aimer un Chateaubriand moins apprêté, moins ornemental.
Autre pan de son œuvre à avoir mal vieilli : les digressions. Compilateur abondant comme on l'était à son époque, et d'ailleurs parfois imprudent dans ses emprunts à des sources non vérifiées, Chateaubriand est « homme de lettres » dans des circonstances où le lecteur moderne le voudrait concis et surtout plus personnel. Dans sa première pièce de vers imprimée, « L'Amour de la campagne » (1790), il se peignait déjà se promenant « un Tibulle à la main » ; et plus tard que de réflexes de pur homme des livres ! Voyons-le par exemple à Jérusalem, en 1806 ; il lui suffit de s'asseoir « au pied du tombeau de Josaphat » et de tirer de sa poche Athalie pour croire « entendre les cantiques de Salomon et la voix des prophètes » ; et il ajoute : « [...] il me sembla que je ne connaissais que depuis ce moment le génie de Racine » (Itinéraire, IV). Le lendemain, plus au nord, « entre la grotte de Jérémie et les sépulcres des rois », c'est en feuilletant La Jérusalem délivrée qu'il « reconnaît » le terrain ; et de nous en recopier de longs passages (ibid., V). Et il a beau dire que « l'abbé Mariti a très bien recueilli les faits historiques [et qu'] il serait donc inutile de le répéter, à moins de faire, comme tant d'autres, un Voyage avec des Voyages » (ibid., III), c'est souvent cette impression même qu'il nous donne. Cette conscience « scientifique » était sa fierté ; « j'ai remis à leur place les ports de Didon », dit-il (Mémoires d'outre-tombe, XVIII, viii) de son enquête pourtant hâtive sur Carthage. Nous préférons retenir tels croquis sur la Grèce alors détruite et asservie par les Turcs, et cette vision du port du Pirée désert ! Dans Les Martyrs aussi l'érudition pèse ; costumes et coutumes étouffent trop la vie et la tendresse, même dans l'épisode souvent distingué de la sensuelle druidesse Velléda (au livre X) ; et que dire de l'imitation du style de saint Paul amenant Eudore à faire ses adieux à Cymodocée au pluriel de majesté (livre XX) ! Un brin d'esprit irrévérencieux, et l'on éprouve même devant tant de pages homériques l'impression de lire une traduction Budé. Sauf dans quelques passages puissants comme le célèbre « bardit des Francs » (livre VI), ou d'une légèreté musicale comme la prière[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Patrick BERTHIER : ancien élève de l'École normale supérieure, docteur d'État ès lettres, assistant à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Média
Autres références
-
CHATEAUBRIAND. POÉSIE ET TERREUR (M. Fumaroli)
- Écrit par Pierre-Louis REY
- 1 111 mots
Goethe avait intitulé Poésie et vérité son autobiographie, où se formule un certain idéal du moi. Symétriquement, la méditation sur les fractures du temps et sur les interférences entre histoire personnelle et histoire politique conduit Marc Fumaroli à baptiser son essai Chateaubriand. Poésie...
-
ESSAI SUR LES RÉVOLUTIONS, François René de Chateaubriand - Fiche de lecture
- Écrit par Jean Marie GOULEMOT
- 965 mots
- 1 média
En 1794, F. R. de Chateaubriand (1768-1848) commence à rédiger l'Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française. Quand il le publie, en 1797, à Londres, la Révolution est achevée. À l'en croire,...
-
ITINÉRAIRE DE PARIS À JÉRUSALEM, François René de Chateaubriand - Fiche de lecture
- Écrit par Guy BELZANE
- 1 778 mots
Publié en février 1811, quelques jours après la réception de François René de Chateaubriand (1768-1848) à l'Académie française, Itinéraire de Paris à Jérusalem est le récit du voyage effectué par l'auteur en Grèce, en Asie Mineure et en Palestine, avant son retour par l'Égypte,...
-
MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE, François René de Chateaubriand - Fiche de lecture
- Écrit par Pierre-Louis REY
- 1 111 mots
- 1 média
Les Mémoires d'outre-tombe sont, comme le signale leur titre et selon la volonté de Chateaubriand (1768-1848), une œuvre posthume, publiée d'abord en feuilleton dans La Presse, à partir du 21 octobre 1848, puis en douze volumes, de 1849 à 1850. Ils sont issus des « Mémoires de ma vie...
-
RENÉ, François René de Chateaubriand - Fiche de lecture
- Écrit par Pierre-Louis REY
- 1 050 mots
René (sous le titre René et Céluta) et Atala furent conçus au départ comme des épisodes des Natchez, roman dont Chateaubriand (1768-1848) puisa l'inspiration dans son voyage en Amérique du Nord (juillet-décembre 1791), mais qu'il ne publia qu'en 1826. Il l'a en effet provisoirement délaissé au...
-
AUTOBIOGRAPHIE
- Écrit par Daniel OSTER
- 7 522 mots
- 5 médias
Chez Chateaubriand aussi la fiction de la tombe (« J'ai toujours supposé que j'écrivais assis dans mon cercueil », Préface testamentaire, 1833) assure dans l'imaginaire le seul point d'ancrage pour une écriture sans cesse tracassée par l'histoire. Work in progress, les... -
BERLIOZ HECTOR (1803-1869)
- Écrit par Cécile REYNAUD
- 4 247 mots
- 3 médias
...Épisode de la vie d’un artiste, l’œuvre se situe aussi dans le genre autobiographique pour lequel le compositeur choisit de faire référence à Chateaubriand : le jeune musicien, double du compositeur, dont le programme décrit les souffrances et les délires amoureux, est habité comme le personnage... -
RÉCIT DE VOYAGE
- Écrit par Jean ROUDAUT
- 7 128 mots
- 2 médias
...xviiie puise, dans les récits de voyage, anecdotes et arguments. C'est un pèlerinage qu'entreprennent, à la façon des hommes du Moyen Âge, Chateaubriand et Lamartine : leurs descriptions de paysages sont explications de textes bibliques. « Je connais maintenant le secret des douleurs de Jérémie,... -
EXOTISME
- Écrit par Mario PRAZ
- 3 485 mots
- 4 médias
...trouve pleinement satisfait, mais plutôt celui qui idolâtre l'image fantastique d'une terre lointaine. Un passage des Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand peut être à cet égard considéré comme exemplaire : « Il serait trop long de raconter quels voyages je faisais avec ma fleur d'amour ; comment,... - Afficher les 10 références