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FRANCOPHONES LITTÉRATURES

La conscience linguistique

Au long du xxe siècle, on est passé d’un français qui avait la France pour phare incontesté à une diversité de français variant selon les espaces et les situations. Dans ces régions plus ou moins francophones, caractérisées par la pluralité linguistique et culturelle ainsi que par des situations politiques, éducatives et littéraires variées, la conscience linguistique, c’est-à-dire la place de la langue dans la conscience des écrivains (Harald Weinrich), est capitale. Déjà, dans l’entre-deux-guerres, Ramuz cherchait une langue française romande qu’il opposait à la langue morte des grammairiens. Importante pour tout écrivain, la conscience linguistique est cardinale pour un auteur situé dans un espace marqué par la diglossie et le métissage. L’écriture, entreprise singulière, profondément personnelle, ne se détache pas de préoccupations collectives, qu’il s’agisse de traduire une pratique linguistique commune (le créole des Caraïbes ou celui de l’océan Indien), de présenter une expérience socio-culturelle (la culture africaine pour Senghor, la société mauricienne pour Ananda Devi, l’histoire et la réalité actuelle de Madagascar pour Jean-Luc Raharimanana), de refuser tel aspect de l’histoire littéraire occidentale (le déni de l’exotisme pour beaucoup des littératures du Sud) ou encore de permettre l’entrée d’une culture orale dans le domaine écrit occidental (œuvre qui occupa Hampâté Bâ durant toute sa vie).

L’écrivain francophone se révèle fréquemment un passeur de langue, dont l’écriture maintient voire exacerbe la tension entre deux ou plusieurs idiomes. Cet hétérolinguisme (soit la présence de différents idiomes dans un même texte) est une source de créativité dont témoignent les œuvres de l’Acadienne Antonine Maillet, du Marocain Abdelkébir Khatibi ou de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma. La langue des anciens dominateurs coloniaux est retravaillée, subvertie afin d’exprimer la singularité d’une vision et d’une situation éloignée de l’Hexagone comme de l’idéal linguistique universaliste célébré par Rivarol au xviiie siècle. Les études postcoloniales ont fait beaucoup pour que cette réalité puisse être prise en compte. Alors qu’une certaine conception de la francophonie tend à faire de la France le centre du monde francophone, la critique postcoloniale conçoit plutôt le français comme une langue au pluriel. Fénelon remarquait déjà que notre idiome « n’est qu’un mélange de grec, de latin et de tudesque, avec quelques restes confus de gaulois ». Il faudrait désormais y ajouter nombre d’éléments orientaux, africains, caribéens ou venus du Pacifique, et sans doute cesser aussi de considérer l’anglais comme un ennemi mortel. Khatibi célébrait ainsi la « bi-langue » : « Te parlant dans ta langue, je suis toi-même sans l'être, m'effaçant dans tes traces. » Les auteurs francophones font du français non pas une langue étrangère, mais un idiome où peut s’exprimer la singularité d’une situation à la frontière de plusieurs cultures, dont l’une, dans le cas de l’histoire coloniale, a pu être présentée comme un modèle.

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Écrit par

  • : professeur de littératures francophones et de littérature comparée, université Paris-Nanterre, membre de l'Institut universitaire de France

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