FRANCOPHONES LITTÉRATURES
Critique de la notion de littérature francophone
Ces littératures francophones ont pu être considérées comme faisant un usage « mineur » d'une langue « majeure », pour reprendre l'analyse de la situation de Franz Kafka par Gilles Deleuze et Félix Guattari, c'est-à-dire l’usage d'une langue dominante à partir d'une position marginale ou dominée. Par la suite, des approches moins générales, appropriées à leur diversité, sont apparues. La théorisation de la « francophonie littéraire » (expression attestée en 1973 dans l’ouvrage de Gérard Tougas, Les Écrivains d’expression française et la France) s’efforce d’étudier à la fois la spécificité des textes en fonction des contextes où ils sont produits (l’Afrique subsaharienne pour Bernard Mouralis ou le Maghreb pour Charles Bonn) et la circulation des textes dans des espaces plus vastes où domine une certaine conception de la littérature déterminant des types d’échanges et d’intertextualité (Michel Beniamino). Les études postcoloniales, venues du monde anglophone, nées d’un sens politique de la critique littéraire, abordent ces littératures selon quatre perspectives complémentaires, l’histoire littéraire, l’analyse linguistique, les études culturelles et la poétique, organisant une philologie d’un nouveau type, plus avertie des phénomènes d’hégémonie que la traditionnelle histoire littéraire.
Les analyses des pratiques littéraires et socioculturelles du fait francophone ont fleuri, que ce soit pour étudier l’histoire des arguments, figures, représentations et manières de dire la francophonie (ce que François Provenzano appelle la « francodoxie »), pour proposer une histoire sociale de la littérature (Benoît Denis, Jean-Marie Klinkenberg) ou pour mettre en évidence le « système littéraire » francophone, fonctionnant selon le schéma centre/périphérie et soumettant les auteurs qui y entrent à de fortes contraintes thématiques et stylistiques (Pierre Halen).
Les frontières de cet espace littéraire sont également interrogées. La critique s’intéresse aux éléments définissant une « color line », un partage qui serait « racialisé » entre littérature française et littératures francophones, entre écrivains « blancs » et écrivains « de couleur » (une auteure française comme Marie NDiaye, dont le père est africain, y est parfois confrontée), ou encore aux auteurs « allophones », c’est-à-dire aux écrivains de langue française issus d’espaces non francophones. Ceux-ci ont de longue date été les bienvenus dans le paysage littéraire français, comme le montrent les exemples du Vénitien Giacomo Casanova, du Polonais Jean Potocki ou de la Roumaine Marthe Bibesco, mais le phénomène acquiert une dimension inégalée dans la deuxième moitié du xxe siècle. Vassilis Alexakis (Grec), Samuel Beckett (Irlandais), Hector Bianciotti (Argentin), François Cheng et Dai Sijie (Chinois), Émile Cioran et Ghérasim Luca (Roumains), Julien Green (Américain), Nancy Huston (Canadienne anglophone), Milan Kundera (Tchèque), Andreï Makine (Russe), Jorge Semprún (Espagnol) notamment ont « adopté » le français comme langue de création. Si leurs trajectoires apportent beaucoup à la littérature de langue française, elles sont trop diverses pour qu’on y reconnaisse une unité. En tout cas, elles ne marquent pas la répétition du modèle universaliste d’une France culturellement dominante, accueillant les diversités venues du monde entier.
La notion de « francophone », rarement revendiquée par les auteurs eux-mêmes, en vient à être contestée. D’abord parce que ces littératures coexistent avec la francophonie institutionnelle, c’est-à-dire avec l’ensemble politique ayant pour centre l’usage de la langue française, et dont l’Organisation internationale de la francophonie est la principale composante. Elles ont pu être associées à cette[...]
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Écrit par
- Jean-Marc MOURA : professeur de littératures francophones et de littérature comparée, université Paris-Nanterre, membre de l'Institut universitaire de France
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