FRANK BERNARD (1928-2006)
Pendant cinquante ans, les contemporains de Bernard Frank qui s'attachaient à la littérature l'auront lu avec passion, profit et plaisir. Dans les périodiques, les quotidiens, les hebdomadaires, ils auront aimé le miracle permanent d'un style d'idées, de prose et de poésie. Ses livres, au reste peu nombreux, trouvent eux-mêmes leur source et leur énergie dans le monde des revues, si effervescent dans les années 1950. Ils le dépassent, assurément, mais sans jamais rompre tout à fait le lien ombilical, demeurant en majeure part des essais, et des chroniques élargies à la dimension d'un volume (Grognards et hussards, 1952, La Panoplie littéraire, 1958, Un siècle débordé, 1970, Solde, 1980).
Il y a toujours, chez Bernard Frank, un duelliste qui ferraille et qui fait mouche : Le Dernier des Mohicans (1956) est ainsi un chef-d'œuvre de verve assassine, dont les victimes sont Jean Cau, Sartre, Simone de Beauvoir, et les critiques de l'époque. Avec autant de réussite, Frank avait inventé, dans Israël (1955), le genre de l'autobiographie délirante et mythomane d'un jeune juif fasciné par les antisémites, qui ne sera pas oubliée par les écrivains plus jeunes, comme Patrick Modiano, dans La Place de l'étoile (1968). Ce mode de fantaisie pseudo-autobiographique féconde aussi bien Un siècle débordé que Solde. Sur l'être-juif après 1945, sur les complexités de l'antisémitisme (tel qu'il trouve à s'exprimer chez Bernanos ou Drieu la Rochelle), sur la place de l'écrivain parmi les intellectuels engagés et les politiques installés, Frank aura mené une recherche subtile et profonde, et pourtant délibérément rieuse. « Outrageusement intelligent », avait écrit François Nourissier de sa Panoplie littéraire, un essai éblouissant qui a fait revenir Drieu la Rochelle sur la scène littéraire, et qui constitue le meilleur traité du suicide en langue française.
Bernard Frank, comme Emmanuel Berl, tout en étant un écrivain capital, n'a pas réussi ou a renoncé à être un vrai romancier. Le seul de ses livres à se présenter vraiment comme un roman, Les Rats (1955), qui est aussi le plus long, témoigne de la plus grande ambition ; raconter une génération de l'après-guerre, passée par le Saint-Germain-des-Prés existentialiste, agitée par la guerre froide et par la IVe République effervescente et, pour finir, basculant dans une guerre révolutionnaire en Bolivie. Si passionnant à lire qu'il soit, Les Rats n'est pas moins un roman raté, et l'habileté de Frank à transformer ses échecs réels en exploits littéraires n'a pas ici fonctionné. Par contre, l'échec du livre aura inhibé chez lui le romancier. Son amie et complice, Françoise Sagan, dans son roman Dans un mois dans un an, évoquera un jeune écrivain surdoué auquel le royaume du roman reste obstinément fermé. On peut reconnaître là le jeune Bernard Frank.
À part Scott Fitzgerald, on ne trouve pas un écrivain de vingt-deux ans qui ait eu autant de dons éclatants et de succès immédiats que Bernard Frank. Né à Neuilly-sur-Seine en 1929, il sera tour à tour, après d'improbables études de lettres, l'élu de Sartre en 1951, le génie critique des Temps modernes qui lance et démonte le mouvement des Hussards, et qui, après son éviction, fait rire le tout-Paris mondain sur le dos de Simone de Beauvoir ou de Camus, dans d'autres revues. Mais les années triomphales prennent fin, en 1958, avec La Panoplie littéraire, autoportrait emblématique de l'écrivain français. Désormais Bernard Frank sera un chroniqueur éblouissant, à la manière de l'Albert Thibaudet de l'entre-deux-guerres. Comme celui-ci, il va se fermer à l'actualité littéraire et à la modernité, qu'il tend à refuser. Fixé aux années 1950, à son âge d'or et à l'âge d'or de la littérature, il résiste aux vogues et aux modes, jouant à[...]
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Écrit par
- Jacques LECARME : professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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