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WRIGHT FRANK LLOYD (1867-1959)

Le génie du continuum spatial

En 1932, le musée d'Art moderne de New York organise une exposition internationale d'architecture. On discute longuement pour savoir si l'on invite Wright ; nombreux sont ceux qui soutiennent que sa mentalité de pionnier, son individualisme farouche, son amour de la nature en font un romantique d'une exceptionnelle grandeur, mais irrémédiablement attaché à l'esprit du xixe siècle, que Gropius, Le Corbusier, Mies van der Rohe ont dépassé. Aujourd'hui, pareille thèse nous paraît incompréhensible et grotesque. Mais personne ne pouvait prévoir, en 1932, que le génie de Wright exploserait en de nouveaux élans d'imagination surhumaine, dont l'histoire tout entière de l'architecture ne fournit peut-être aucun autre exemple.

En effet, la Maison sur la cascade (Falling Water), villa Kaufmann à Bear Run, en Pennsylvanie (1936-1939), semble représenter l'abord d'un chemin millénaire. L'homme, depuis la préhistoire jusqu'au ier siècle avant l'ère chrétienne, a vécu dans la terreur ancestrale de l'espace : le « vide » signifiait la négativité, l'insécurité, et c'est pourquoi, pendant des millénaires, l'architecture s'est exprimée sous forme d'éléments solides « pleins », en volumes tangibles comme les Pyramides, en objets plastiques immaculés comme les temples grecs. C'est seulement avec le Panthéon, à Rome, que l'espace intérieur acquiert une légitimité artistique, mais c'est un espace statique, hermétiquement clos, séparé du monde environnant et opposé à lui. Depuis le Panthéon jusqu'à la Maison sur la cascade, l'effort des architectes, au Moyen Âge, à la Renaissance, au cours de la période baroque et de l'illuminisme, vise à libérer cet espace, à établir un dialogue entre la cavité architecturale et le paysage. Mais en 1936, pour la première fois dans l'histoire, édifice et nature s'intègrent dans un champ magnétique total. C'est une époque nouvelle qui commence, dont très peu ont alors conscience. Le génie devance : celui de Wright appartient, dans une large mesure, au futur.

La vision tridimensionnelle de la Renaissance est ici complètement brûlée : il n'existe plus de volumes, de façades, de hiérarchies perspectives, de points de vue privilégiés, de clivages entre un « dedans » et un « dehors ». Les espaces intérieurs sont projetés, les espaces extérieurs sont aimantés et comme aspirés. Cascade, murailles pierreuses, rubans vitrés, saillies en béton, escalier jeté sur des courants fluviaux, masses d'arbres et rochers, tout cela est mêlé et emporté dans un même mouvement, dans le plus vital et le plus miraculeux continum de l'aventure humaine.

Dans les bureaux de la Johnson Wax à Racine, dans le Wisconsin (1936-1939), l'immense espace central, ponctué de points d'appui arboriformes, rappelle le schéma du Larkin Building. Mais, désormais, les volumes enveloppants sont ondulés et fluides, et même les angles formés par les murs et les plafonds sont troués par des boutonnières lumineuses.

Taliesin West, à Paradise Valley, près de Phœnix en Arizona (1938), est conçue hors de toute référence linguistique : c'est un campement qui exalte la vie communautaire, le sentiment panique du provisoire et du changeant. Taliesin, dans le Wisconsin, a un caractère monastique à part : il défend les valeurs existentielles contre la corruption du quotidien urbain. Taliesin West, en revanche, s'affranchit de toute polémique. L'architecture, qui fait correspondre ses diagonales avec les cimes des montagnes, se fond dans le paysage, elle le domine et s'en laisse dominer.

Malgré l'importance croissante de ses entreprises, Wright n'abandonne pas la construction familiale. À partir de 1934, les Usonian Houses se multiplient,[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'architecture, auteur, président du Comité international des critiques d'architecture

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