WEDEKIND FRANK (1864-1918)
Le recours au cirque
Dans L'Éveil du printemps (1891) – qui, avec Le Peintre minute, ou l'Art et Mammon (1886), Les Jeunes Gens (1890) et Le Spectre du soleil, ou Dieux de l'amour à vendre (1894), compose une sorte de cycle à caractère initiatique – l'auteur met en scène les émois et les effrois de la sexualité naissante, dans une « tragédie enfantine » opposant au monde pétrifié des parents et des maîtres les surprises et les tendresses fragiles de l'Éros adolescent. Soit une mosaïque de scènes juxtaposées, qui ne respecte pas l'architecture de la dramaturgie classique, tandis que les effets réalistes ou sensibles se mêlent aux excès du grotesque et du fantastique. L'appel de la vie mutilée, dans cette fresque en miniature, passe aussi bien par la participation émotive que par la distanciation de l'intellect. L'Éveil du printemps, longtemps victime de la censure, ne sera montée qu'en 1906, à un moment où la Jugendbewegung, le Mouvement de la jeunesse, opère sa percée, et la pièce deviendra dès lors un des succès du metteur en scène Max Reinhardt.
Lors de ses séjours à Paris, entre 1891 et 1895, Wedekind se prend d'une curiosité redoublée pour les arts réputés mineurs : les variétés, le cirque. Dans sa pantomime L'Impératrice de Terre-Neuve, une jeune impératrice se trouve guérie grâce à un haltérophile de la mélancolie engendrée par les conventions : situations burlesques, gags en cascade, rythmes trépidants soulignent la libération du jeu corporel. L'esprit de cabaret souffle dans les poèmes caustiques fournis par Wedekind en 1896-1897 à la célèbre revue satirique de Munich, le Simplizissimus (deux d'entre eux lui vaudront une incarcération de quelques mois pour crime de lèse-majesté). À Munich encore, l'auteur s'exhibe en personne au cabaret « Les Onze Bourreaux ». Il accompagne lui-même à la guitare ses Bänkellieder, chansons populaires à structure narrative d'où il fait surgir une acerbe critique de la société. Ici, comme ailleurs, Wedekind fait entendre la parole des couches marginales ou déclassées, alimentant une sorte de fermentation anarchisante. Bertolt Brecht n'a pas manqué d'apprécier la présence scénique de Wedekind chanteur ou acteur, tel qu'il apparaît en directeur de cirque dans le prologue de Lulu, avec « cette voix métallique, dure, sèche, ce visage de faune en airain avec ses yeux de chouette mélancoliques sur des traits rigides ». Le recours au cirque, utilisé comme matériau ou comme métaphore pour dynamiter ou dynamiser le drame, est déjà inscrit dans un court texte de l'auteur, daté de 1887, Pensées cirquesques. Wedekind évoque là deux figures clés : d'un côté la trapéziste, virevoltant au plus près des nuages, et de l'autre la danseuse de corde, qui progresse pas à pas en équilibre instable. Soit « deux types d'idéalisme, écrit-il, le premier sublime et abstrait, le second „réalo-pratique“ ». Wedekind tient pour ce dernier. Quant à l'auguste qui hante également son œuvre, tierce figure venant du cirque, ce pourrait être l'artiste exposé au ridicule de la chute.
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Écrit par
- Philippe IVERNEL : enseignant, chercheur
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