FRANKENSTEIN (M. Shelley) Fiche de lecture
Un roman de la démesure
Si le propre du mythe est que ses multiples versions ne renvoient à aucun récit source, soit que celui-ci n'existe pas, soit qu'il ait fini par être effacé et par tomber dans l'oubli, on peut dès lors parler d'un mythe de Frankenstein. Dans cette optique, le roman de Mary Shelley vient trouver place entre la filiation explicite au Prométhée antique et les multiples versions cinématographiques qui ont suivi, elles-mêmes inspirées des premières adaptations théâtrales plus que du roman. Il faut l'admettre : c'est d'abord, le plus souvent, le visage grimé et la démarche mécanique de l'acteur Boris Karloff dans les films de James Whale (Frankenstein, 1931 ; La Fiancée de Frankenstein, 1935) que nous évoque spontanément le nom de Frankenstein.
Dans ces conditions, le livre de Mary Shelley a de quoi surprendre un lecteur contemporain – il n'en allait évidemment pas de même en 1818. En effet, l'acte démiurgique en tant que tel n'y est guère décrit (quelques lignes au chapitre 5) et la créature a peu à voir avec les monstres qui lui ont succédé au cinéma. Certes, son apparence fait plus songer à un mort-vivant – ce qu'elle est de fait – qu'à un être de chair et de sang, mais elle fait preuve d'une capacité d'apprentissage proprement humaine, au point d'acquérir une intelligence, une langue, une culture même qui n'ont rien à envier à celles de son créateur. De même, loin du thème de l'erreur scientifique (le cerveau d'un homme « normal » remplacé par celui d'un psychopathe), ce qui pousse, dans le roman, le monstre à tuer, ce sont bien des sentiments – dépit, colère, révolte, désespoir... –, ceux d'un enfant abandonné par son père et d'un individu rejeté par la société. Le récit de Mary Shelley résonne à la fois des réflexions philosophiques (l'éducation, l'homme à l'état de nature et le rôle ambivalent de la civilisation, la place de l'individu dans la société...) et des recherches scientifiques (Galvani et l'électricité) produites au xviiie siècle. Mais il porte également la marque de la fascination pour les sciences occultes, l'étrange et le macabre qui caractérise ce début de xixe siècle. Tenu à sa parution pour un roman gothique bien que le surnaturel y soit peu présent, il annonce surtout l'essor du fantastique.
Si le titre met l'accent sur le personnage de Victor, la forme même du roman vient nuancer cette centralité. Mary Shelley a imaginé une structure complexe, qui voit se succéder trois récits enchâssés, émanant de trois énonciateurs différents, selon un schéma parfaitement circulaire : récit épistolaire de Robert Walton (lettres 1, 2, 3, 4) ; récit de Frankenstein (chapitres 1 à 10) ; récit de la créature (chapitres 11 à 16) ; récit de Frankenstein (chapitres 17 à 24) ; récit épistolaire de Walton (« Walton [suite] »). Cette composition accorde la prééminence à Frankenstein, mais place la créature au centre du roman. À cet égard, la fréquente confusion entre les deux personnages, entretenue par certaines adaptations (La Fiancée de Frankenstein, par exemple), n’est pas dénuée de sens, tant ils semblent indissolublement liés, illustrant ce motif du double qui obsédera la littérature du xixe siècle et, à sa suite, le cinéma.
Enfin, le roman se distingue par l'importance étonnante accordée aux décors naturels. Du désert gelé de l'Arctique aux sommets alpins en passant par les étendues sauvages d'Écosse et d'Irlande, l'action se déroule dans des espaces grandioses et effrayants sur lesquels l'auteure s'attarde bien plus que ne l'exige l'intrigue, mais selon une vision profondément cohérente. Conformément à l’alliance entre beauté et terreur qui caractérise l'esthétique romantique du [...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
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