FANON FRANTZ (1925-1961)
« C'est un Paraclet », a dit de lui Aimé Césaire. « Il y a des vies qui constituent des appels à vivre. » L'œuvre et le nom de Frantz Fanon, après avoir « appelé » l'engagement des existentialistes français dans les années qui ont précédé la décolonisation, et notamment celle de l'Algérie, nourrissent la révolte et les espoirs des « damnés de la terre ». Passionnément lue et commentée dans la communauté noire des États-Unis, l'œuvre du psychiatre antillais n'a pas cessé d'exercer sur les intellectuels du Tiers Monde — spécialement les étudiants — une influence diffuse et une séduction que seuls quelques-uns refusent.
« Allons camarades, il vaut mieux décider dès maintenant de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous fûmes plongés, il nous faut la secouer et en sortir [...]. Il nous faut quitter nos rêves, abandonner nos vieilles croyances et nos amitiés d'avant la vie [...]. Quittons cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre [...]. » C'est sur ces mots que s'achèvent Les Damnés de la terre (Préface de Jean-Paul Sartre, 1961), dernier essai de Fanon — Fanon meurt quelques mois avant les accords d'Évian (19 mars 1962). Pour la première fois, dans son œuvre brève, certes, puisqu'il meurt à l'âge de trente-six ans, Fanon en appelle aux masses du Tiers Monde : « Camarades », dit-il ; il cesse de s'adresser au seul intellectuel (blanc ou noir) aliéné (Peau noire, masques blancs, 1952) ou aux « démocrates européens » (L'An V de la révolution algérienne, 1959).
Le « nous, damnés de la terre » est exclusif. Le dialogue est désormais rompu avec les intellectuels européens ; il l'est avec l'Occident, après une critique radicale : celle des bourgeoisies nationales, héritières de la puissance coloniale. La rupture définitive, qui intervient au moment même où l'Afrique accède à l'indépendance politique, a été qualifiée par la gauche française de « jacobine », et l'on a rapproché l'intransigeance de celui qui avait été l'ambassadeur du gouvernement provisoire de la République algérienne en Afrique, après avoir été l'un des animateurs d'El Moudjahid clandestin, de l'intransigeance des extrémistes de l'« Algérie combattante ». Et certes, après 1956, les ralliements massifs à la cause de la révolution algérienne préludaient à des divisions, à des luttes de tendances — la destitution de Ferhat Abbas en témoigne. Mais l'essentiel de la signification de la critique fanonienne n'est point là.
Ce qui est à l'origine de cet appel et de cette rupture, c'est la « malédiction de l'indépendance » : « Disons-le, écrit Fanon, nous croyons que l'effort colossal auquel sont conviés les peuples sous-développés par leurs dirigeants ne donnera pas les résultats escomptés [...]. » Et encore : « Combat contre le colonialisme, combat contre la misère et le sous-développement, combat contre les traditions stérilisantes [...], la jeune nation indépendante évolue pendant les premières années dans une atmosphère de champ de bataille. » Contre les « mésaventures » maliennes et la crise congolaise, Fanon définit une problématique de la décolonisation.
« Libération nationale, renaissance nationale, restitution de la nation au peuple, Commonwealth, quelles que soient les rubriques utilisées ou les nouvelles formules introduites, la décolonisation est toujours un phénomène violent. » Cette violence est d'exercice immédiat ; elle est celle des masses algériennes ou mau-mau dans leur opposition spontanée au colon, dans leur effort de récupération du patrimoine usurpé. C'est à cette volonté — dans le meilleur des cas rationalisée par la lutte de libération [...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Philippe LUCAS : docteur ès lettres, professeur à l'université de Lyon-II-Lumière, président de l'université
Classification
Autres références
-
CARAÏBES - Littératures
- Écrit par Jean-Pierre DURIX , Claude FELL , Jean-Louis JOUBERT et Oruno D. LARA
- 15 575 mots
- 4 médias
Dans un ouvrage devenu classique (Peaux noires, masques blancs, 1956), le psychiatre Franz Fanon établit un diagnostic sévère de la pathologie psycho-sociale causée par la situation coloniale et la hiérarchie raciale. Avec Les Damnés de la terre (1961), il est devenu le théoricien du Tiers Monde... -
CI-GÎT L'AMER. GUÉRIR DU RESSENTIMENT (C. Fleury)
- Écrit par Marc LEBIEZ
- 1 115 mots
...au ressentiment que d’en décrire les manifestations, tant individuelles que collectives. Notre analyste choisit donc de se « mettre dans les pas » de Frantz Fanon. Psychiatre et penseur de l’après-colonialisme, « l’immense Fanon » a pensé une « déclosion du monde » contraire à tout ce qui « enferme le... -
DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL - Sociologie
- Écrit par Georges BALANDIER
- 6 058 mots
- 1 média
...bénéficiaire abusive des avantages acquis, et trop soucieuse de consolider son pouvoir en se donnant une assise économique conforme à ses intérêts de classe. F. Fanon, théoricien du Tiers Monde révolté, avait déjà dénoncé les « bourgeoisies nationales », en les présentant sous la figure de fausses bourgeoisies,... -
NÉGRITUDE
- Écrit par Olivier NEVEUX
- 1 218 mots
...partisanes, au détriment du travail esthétique) trouvera des échos au sein même de la littérature noire francophone. Dans Les Damnés de la terre (1961), Frantz Fanon marque sa réticence, demande qu'on se méfie « du rythme et de l'amitié terre-mère », et qu'on accorde plus de place au combat politique. Il...