- 1. Le rôle de Max Brod
- 2. Une œuvre en mouvement
- 3. Tensions et contradictions
- 4. Prague, multilingue, multiculturelle et divisée
- 5. La question de l’identité
- 6. La nécessité d’écrire et l’invention d’un système
- 7. L’art et la vie
- 8. L’accomplissement progressif du récit dans l’écriture
- 9. L’œuvre de Kafka : réaliste, prophétique, fantastique ?
- 10. Bibliographie
KAFKA FRANZ (1883-1924)
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La question de l’identité
Ainsi l’identité profonde, « l’être » d’Odradek, cette étrange créature hybride qui cause le Souci du père de famille (1917), ne trouve-t-elle son origine dans aucune des deux langues – le tchèque ou l’allemand – dont le nom pourrait être issu. Maint détail de son apparence évoque une dimension juive de son identité, de manière très allusive comme dans tous les écrits fictionnels, où Kafka n’écrit jamais le mot « juif » (Dans notre Synagogue, bref récit de 1922, est la seule exception, avec l’esquisse biffée du Journal de 1916 sur le Golem). Replacée dans le contexte de la réalité vécue par la génération de Kafka, l’identité juive est tributaire de cette assimilation à la culture allemande parachevée par les pères. Son père, Hermann Kafka, issu d’une communauté villageoise de Bohême en voie d’extinction, en est l’exemple type : lié à l’ascension sociale, le déclin de la pratique religieuse – dont le meilleur exemple est l’annonce de la bar-mitsvah de son fils sous le terme allemand de Konfirmation – est l’un des principaux griefs répertoriés dans la Lettre à son père (1919). Lorsque, en 1911, Kafka prend fait et cause pour la troupe de théâtre yiddish de Lemberg (Galicie, auj. Lviv en Ukraine) venue se produire à Prague, qui représente à ses yeux la possibilité de vivre « naturellement » le judaïsme à travers une langue – le yiddish oriental – et une identité culturelles propres, il en vient à exprimer des doutes amers quant à l’allemand, sa langue maternelle. Elle lui paraît soudain une langue « froide », impropre à traduire les rapports affectifs, en particulier les rapports familiaux.
Les réflexions développées dans le Journal en décembre de la même année sur les « petites littératures », c’est-à-dire celles des « petites nations », selon l’acception en cours, confirment que la littérature est un lieu où se tisse le lien national : c’est l’héritage du modèle européen qui, depuis le poète Johan Gottfried Herder (1744-1803), fonde la nation sur la langue, et, depuis le romantisme, sur la littérature, qui est en train de devenir le territoire de Kafka. Bien formé à la littérature de langue allemande par ses études classiques, celui-ci ne s’inscrit, comme écrivain, nulle part ailleurs. Cependant, il est bon connaisseur de la littérature juive de Pologne, qu’il se met à étudier dès lors, et de la littérature et de la culture tchèques contemporaines, qui font partie de son environnement quotidien.
Observateur passionné de son temps, grand lecteur entre autres de journaux et de revues, Kafka connaît les débats, redoublés par un antisémitisme militant, qui s’exacerbent dans les conflits territoriaux et qui poussent les Juifs à s’interroger sur ce que peut être une identité juive moderne. Dans une lettre de novembre 1920 à Milena Jelenská, sa traductrice tchèque, avec qui il entretient une correspondance passionnelle, Kafka se définit comme « le plus occidental des juifs occidentaux », livrant ainsi le versant pathétique et douloureux de cette satire qui, de l'Hôtel Occidental du Disparu (L’Amérique) au comte West-West du Château, en passant par le singe du Rapport pour uneacadémie, image cruelle du juif assimilé qui s'éloigne à toute allure de son origine pour atteindre « le niveau culturel moyen d'un Européen », fait partie chez Kafka de sa conception tragique du monde. La publication de ce dernier récit dans la revue de Martin Buber Der Jude (Le Juif) en 1917 le rendait transparent pour ses lecteurs contemporains. Mais la prolifération des commentaires et appropriations diverses au cours du siècle suivant met à jour une qualité spécifique du langage kafkaïen, qui parle à tous, sans qu’il soit besoin de le « déterritorialiser » pour autant.
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Écrit par
- Claudine RABOIN : maître de conférences honoraire, université Paris Nanterre
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