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KAFKA FRANZ (1883-1924)

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La nécessité d’écrire et l’invention d’un système

Cette situation des fils déshérités du judaïsme par leurs pères assimilés a conduit toute une génération d’écrivains au désespoir, constate Kafka dans une lettre à Max Brod de juin 1921 : ils se sont trouvés pris entre « l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, et l’impossibilité d’écrire autrement », un syllogisme qui entraîne presque sûrement « l’impossibilité d’écrire tout court ». La littérature de Kafka est née de la nécessité d’écrire et de la douleur de vivre, résultantes d’une tension éprouvée dès l’adolescence, lorsque l’espace s’est scindé métaphoriquement entre la froideur du monde et le feu de la création, au sein même du monde familial, si l’on en croit les souvenirs racontés dans le Journal de 1911 : la pratique de l’écriture est regardée dans son milieu comme une distraction, au pire comme une lubie.

En 1912, crise intrapersonnelle, crise générationnelle, et crise existentielle se rejoignent, au moment de sa rencontre avec Felice Bauer (1887-1960). Cette relation, qui lui ouvre la perspective de satisfaire à l’injonction de fonder une famille, suivant le modèle paternel, libère par contrecoup la motivation à l’écriture, à laquelle Kafka s’adonne en s’inspirant de son modèle Gustave Flaubert, l’exemple par excellence de l’écrivain qui sacrifie, dans la douleur, toute sa vie à la littérature. Cette nouvelle naissance de Kafka à la littérature passe par l’écriture, dans le Journal, du récit Le Verdict dans la nuit du 22 au 23 septembre 1912. L’écrivain note dès le lendemain son émerveillement devant l’alchimie de ce « grand feu » qui accueille les idées à la fois « les plus étranges et les plus étrangères », et qui lui permet de tout oser, de tout risquer, dans l’illusion d’une identité totale du créateur et de l’œuvre en train de se faire. Dans le prolongement de cette euphorie, Kafka va écrire au cours de cette même année son roman L’Amérique (ou Le Disparu), puis La Métamorphose : trois histoires de jeunes gens qui, dans le conflit qui les oppose à leur père ou à leur famille, ne trouvent pas d’autre solution qu’un dédoublement puni d’exil ou de mort.

La capacité de l’écrivain à entremêler les thèmes les plus hétérogènes dans ses écrits de fiction se retrouve à la période littéraire médiane de Kafka, lorsqu’il compose Le Procès (août 1914-février 1915), et Dans la colonie pénitentiaire (octobre 1914). Le thème de la faute, « qui ne fait jamais de doute » et conduit toujours à la mort, est au premier plan des deux œuvres ; cependant le débat sur l’innocence et la culpabilité ne laisse rien transparaître de la crise personnelle qui motive la reprise de l’écriture, que la critique s’accorde à voir dans les circonstances de la première rupture des fiançailles avec Felice Bauer, en juillet 1914. Le lecteur du roman retiendra la mise en cause globale du destin de l’individu dans un monde dont la loi est à la fois absente et universellement présente dans ses manifestations les plus grotesques. Quant à la nouvelle Dans la colonie pénitentiaire, elle prend en compte la situation historique du monde, en dessinant de façon plus caricaturale encore l’effondrement d’un état ancien. L’impression l’emporte que les protagonistes mis en cause dans ces histoires ne se montrent pas à la hauteur de la violence ni de la cruauté du monde contemporain. Mais c’est à chaque page un fourmillement d’images, qui convoque une polyphonie de références, sans que l’on puisse jamais interpréter roman ou nouvelle en les réduisant à l’addition des sources.

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Écrit par

  • : maître de conférences honoraire, université Paris Nanterre

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