- 1. Le rôle de Max Brod
- 2. Une œuvre en mouvement
- 3. Tensions et contradictions
- 4. Prague, multilingue, multiculturelle et divisée
- 5. La question de l’identité
- 6. La nécessité d’écrire et l’invention d’un système
- 7. L’art et la vie
- 8. L’accomplissement progressif du récit dans l’écriture
- 9. L’œuvre de Kafka : réaliste, prophétique, fantastique ?
- 10. Bibliographie
KAFKA FRANZ (1883-1924)
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L’accomplissement progressif du récit dans l’écriture
L’autre enseignement fondamental que Kafka retient de l’expérience créatrice heureuse de la nuit du Verdict est la conviction qu’il faut produire un récit qui se développe chronologiquement, comme un organisme, à partir de son début, en s’en remettant au flux de l’écriture et dans la continuité de l’inspiration. Ce principe de travail apparaît clairement dans les innombrables fragments posthumes, où Kafka fait montre à la fois d’une grande imagination créatrice, en inventant sans cesse de nouveaux personnages pris d’emblée dans une situation spécifique qui légitime leur existence fictionnelle – Georg Bendemann songeant à sa fenêtre dans Le Verdict, Gregor Samsa métamorphosé, Josef K. arrêté –, et d’une obstination opiniâtre à constituer un discours narratif suivi à partir de ces figures. Et c’est aussi l’influence de l’écrivain Heinrich von Kleist qui se manifeste dans cette manière de composer les récits en plaçant à leur début l’événement inouï qui constituait habituellement, dans les nouvelles de facture classique, le point culminant de la construction narrative.
La façon dont Kafka effectue les corrections dans ses manuscrits le confirme : il reprend immédiatement, après avoir biffé un mot ou une page entière, à l'endroit où le récit prenait une direction qui ne le satisfaisait pas. Dans le lot de ces mises au rebut se trouvent de nombreux fragments, parfois très brefs, menés à un degré d'achèvement qui garantit leur autonomie par rapport à ceux qui les entourent. L’accomplissement progressif du récit dans l’écriture, comme le souligne Malcolm Pasley, est l’idéal que Kafka cherche toujours à atteindre par la réitération de fragments qui commencent par la même phrase et prennent au deuxième ou au troisième essai une direction que rien ne laissait prévoir.
Le procédé, qui reste éminemment lié à l'instant présent, peut expliquer mainte irrégularité surprenante dans la constitution du récit, par exemple le fait que les personnages secondaires ne reçoivent leurs caractéristiques physiques qu'a posteriori, ou que la description d'un lieu soit toujours dynamisée par le regard du personnage principal, et que ce lieu soit toujours la scène d'une action en cours, sans description préalable. Il est aussi à l'origine de l'outrance des mimiques et des gestes, et de la théâtralité de l'œuvre soulignée par les traducteurs. Une fois entrés dans le champ narratif de la prose de Kafka, tous les éléments de son univers, y compris le « je » indéterminé de nombre de fragments posthumes, échappent aux lois habituelles de la littérature réaliste. Flaubert, encore, le maître de la description réaliste et de la narration impersonnelle, avait inspiré à Kafka dès sa jeunesse ce style de narration qui subsume et sublime toute subjectivité, et cette forme de récit d’où le narrateur omniscient disparaît, contraignant le lecteur à adopter la perspective du seul protagoniste. Le « réalisme du détail » est ce qui frappe à la lecture des premières lignes de LaMétamorphose, où l'exactitude de la description détaillée du corps monstrueux de Gregor Samsa ne donne cependant pas le sens de l'ensemble au personnage, qui ne prête au lecteur que l'horizon forcément limité de sa conscience. Ces dispositifs d’écriture sont aussi la source du comique qui affecte passagèrement la situation proprement kafkaïenne du héros qui prend « (son) histoire trop à cœur », comme Karl Rossmann lors de son périple en Amérique.
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Écrit par
- Claudine RABOIN : maître de conférences honoraire, université Paris Nanterre
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