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KAFKA FRANZ (1883-1924)

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L’œuvre de Kafka : réaliste, prophétique, fantastique ?

L’écriture de Kafka, toujours en mouvement, et dont l’inachèvement est le moteur même, permet à l’écrivain de développer les thèmes profonds de son œuvre en faisant entrer dans le récit aussi bien les détails contingents de sa vie ordinaire que les personnages et les lieux du monde moderne. Kafka emploie généralement dans ses récits, et toujours dans ses romans, des Autrichiens très ordinaires qui ont leur modèle dans l’histoire, même s'il privilégie presque obsessionnellement certaines catégories comme le négociant, le voyageur de commerce, la logeuse, l’huissier ou le fonctionnaire. Mais, pas plus qu’il ne s’attarde à des descriptions préalables du lieu de l’action dans ses récits, l’écrivain ne consacre une ligne à l’histoire psychologique ou sociale de ses personnages, qu’il s’agisse du protagoniste ou des personnages secondaires. Il suffit de comparer les romans de Kafka avec ceux de Brod pour comprendre que l’enjeu de cette restitution du monde est ailleurs : si, par exemple, chez Max Brod, l'histoire d'une servante tchèque nommée Pepi peut rendre compte des relations difficiles entre Tchèques et Allemands dans le microcosme pragois (Une servante tchèque, 1909), dans Le Château, l'histoire de la jeune Pepi appelée à remplacer Frieda à l'auberge des Seigneurs ne le permettrait pas.

On a plus d’une fois reconnu Prague à l’arrière-plan du Procès, où l’on peut lire la représentation des juges et du tribunal, et plus tard celle de l’administration dans Le Château, comme une satire de la bureaucratie austro-hongroise. Mais ces localisations restent implicites et innommées dans le texte, qui est au service d’une réalité située au-delà des contingences historiques. Force est de reconnaître, cependant, que l’analyse décapante des rouages d’une justice et d’un pouvoir aveugles et absurdes dans leurs principes contribue à faire de Kafka le dénonciateur par excellence des systèmes totalitaires contemporains. Kafka n’est pas Georges Orwell, pourtant, dans les années 1970 en URSS, ceux qui lisaient Le Procès sous forme de samizdat refusaient de croire que le nom de Kafka fût autre chose que le pseudonyme d’un opposant contemporain ; en 2024, c’est l’opposant Oleg Orlov, coprésident de l’ONG Memorial, qui lit ostensiblement le même livre dans son box d’accusé.

Paradoxalement, l’objet de la littérature selon Kafka n’est plus la mimèsis du monde, et la satisfaction que procure l’art n’est plus chez lui d’ordre esthétique. L’art est au service de la vérité, mais celle-ci n’est ni théologique, ni philosophique, ni surtout idéologique, car elle s’est retirée du monde, et nous n’en percevons plus que les manifestations grotesques : « Notre art, écrit Kafka à la fin de l’année 1917, c’est d’être aveuglé par la vérité : seule est vraie la lumière sur la face grimaçante qui recule, sinon rien ». Tout le fantastique de Kafka est issu de cette grimace qui gauchit la réalité des récits en investissant son écriture. À l’instar de la transformation de Gregor Samsa en bête immonde, la métamorphose comme phénomène est l’acte par lequel la vérité devient soudain sensible à travers l’apparence, écrit Claude David, germaniste et spécialiste de Kafka. Qu’il s’agisse de révéler une vérité intime et subjective, ou bien de prendre en compte ce que de nombreux personnages comme le médecin (Un médecin de campagne, 1920) interprètent comme une intervention « de là-haut », l’altérité radicale de cette vérité produit en s’incarnant des monstres ou des phénomènes monstrueux, selon la loi du genre. Toutefois, Kafka n’est pas l’écrivain autrichien Gustav Meyrink, l’auteur du Golem (1915). Chez lui, les chimères et les fantômes qui hantent l’espace entre la vie et la mort ne[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences honoraire, université Paris Nanterre

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