LIPMANN FRED (1905-1996)
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Le nom de Fred Lipmann, entrepreneur visionnaire, patron de l'horlogerie Lip à Besançon, est associé à la révolution électronique dans l'horlogerie, aux difficultés du monde occidental à affronter la jeune industrie asiatique et aux espoirs socialistes autogestionnaires enfantés par le plus long conflit social de l'histoire industrielle française (de 1973 à 1981).
En 1939, il succède à son père Ernest, lui-même fils d'Emmanuel Lipmann, qui avait fondé l'entreprise en 1867. Troisième de la dynastie, le jeune Fred déçoit son père en ratant son bac. Il affichera trente ans plus tard, dans son usine dernier cri de Palente, cette devise : « L'imagination est plus importante que la connaissance. »
En attendant, il s'avère bon élève à l'école d'horlogerie et à l'institut de chronométrie. L'homme est petit et mince, généreux, séducteur, mais aussi taciturne, rendant la vie difficile à son entourage. Passionné de mécanique, il invente dans les années 1930 un moteur de motocyclette à « distribution rotative ». Aux États-Unis, il s'enthousiasme pour les nouvelles méthodes d'industrialisation et de gestion. Il les applique avec bonheur lorsqu'il prend les rênes de Lip, installant à Besançon la première chaîne de montage de montres en France. Sa mise au point, en 1952, d'Electronic, la montre qu'on ne remonte plus, est alors jugée par le président de l'Académie des sciences comme la plus grande découverte en horlogerie depuis « l'invention de l'échappement à ancre au xviiie siècle ». Déjà, son père avait inventé en 1904 la première montre lisible dans l'obscurité grâce à une matière luminescente mise au point par les époux Curie. Doué pour la publicité et pour le marketing, Fred Lipmann offre, le jour de Noël 1952, une montre électronique au général de Gaulle, qui l'arborera à son poignet pour de nombreuses photos officielles. Pendant vingt ans, Lip prendra des parts de marché à ses concurrents suisses, tout en signant avec son personnel des accords généreux ; « trop généreux, par rapport aux contraintes de la concurrence », diront certains. Il a créé la première crèche d'entreprise en France. Caustique, provocateur, Fred Lipmann était discuté dans le milieu patronal français. « Je n'emploie jamais le mot „patron“. Et je n'accepte jamais qu'on me remercie de quoi que ce soit. Un chef d'entreprise ne donne rien. Il se borne à échanger de la fatigue, des compétences et des ennuis contre des salaires », avait-il déclaré à la brasserie Lipp de Paris, à l'occasion du centenaire de son entreprise, quand ses affaires tournaient au vinaigre.
L'industrie horlogère française, morcelée, amorçait un déclin mortel dans les années 1960, face à la concurrence japonaise qui allait s'imposer mondialement grâce, notamment, à sa nouvelle technologie électronique à quartz. De 1962 à 1970, les ventes de Lip progressent de 3 p. 100 par an en France, contre 10 p. 100 pour le marché français des montres. Ainsi, la part de marché de l'entreprise bisontine dans l'Hexagone passe de 20 à 7 p. 100. Face aux difficultés croissantes, le concurrent suisse Ebauches entre dans le capital de Lip en 1971. Fred quitte la société. L'affaire va connaître une longue agonie.
Le nouveau président, Jacques Saint-Esprit, démissionne au printemps de 1973, après l'aveu d'un déficit de 60 millions de francs. Le personnel de 1 300 salariés, craignant la disparition de Lip, occupe l'usine, après s'être emparé d'un stock de 65 000 montres. C'est le dépôt de bilan, puis la liquidation judiciaire. Pierre Messmer, Premier ministre, lâche le 1er août 1973 : « Lip, c'est fini, fini », alors que la police expulse de l'usine les grévistes qui avaient séquestré les administrateurs provisoires. En fait, le conflit durera huit ans. Les employés vivront, jusqu'en décembre 1973, de la vente des montres confisquées, grâce à la sympathie d'une partie de la population encore sensible aux rêves de 1968. En 1974, Claude Neuschwander, un ancien de Publicis, réputé de gauche, reprend la présidence et obtient la restitution du stock résiduel. Mais Lip connaît une nouvelle faillite en mars 1975. Puis l'entreprise repart grâce à des réductions d'horaires. L'État lui prête 7 millions de francs en janvier 1976. Mais, en avril, c'est encore une mise en cessation de paiements, avec une nouvelle occupation d'usine. Créée en 1977, la coopérative ouvrière, Les Nouvelles Industries de Palente, tournera en tant qu'usine jusqu'en 1981, puis revendra la marque Lip, en 1984, à Kiplé. Ce dernier fera faillite à son tour en 1990. L'année suivante, la marque et le stock de montres sont rachetés par Jean-Claude Sensemat, entrepreneur gersois spécialisé dans la distribution de matériel électrique. Les montres Lip se fabriquent en Asie. Triste destin pour ce qui fut une belle affaire industrielle dirigée par une famille talentueuse.
Fred Lipmann avait adopté comme devise : « Nous sommes les plus beaux et les plus forts. » Celle-ci fut reprise par les anciens salariés devenus autogestionnaires, sous la conduite de Charles Piaget, délégué syndical de la C.F.D.T. « Lip, Lip, Lip, hurrah ! », titra un journal de l'époque. « Ce fut une escapade dans notre vie de gens obéissants », résuma Monique Piton, ancienne employée qui écrivit un livre sur cet épisode dramatique. Fred Lipmann, lui-même, n'aimait pas beaucoup l'ordre établi. Il s'était fait représenter en peinture à Palente en compagnie d'Einstein, sachant, en dépit de son immodestie, que tout est relatif.
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Écrit par
- Philippe DENOIX
: journaliste, chef d'enquêtes à
La Vie française
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