TRISTAN FRÉDÉRICK (1931-2022)
Jean-Paul Frédéric Tristan Baron est né le 11 juin 1931 à Sedan (Ardennes). Fils d’industriels, il se voit conduit à reprendre, à la mort de son père, une entreprise de machines textiles. À ce titre, il effectue régulièrement des missions professionnelles en Extrême-Orient, et plusieurs de ses écrits sont imprégnés par la tradition chinoise.
Son entrée en écriture commence avec une plaquette de poésie, Orphée assassiné (1948). Dès son premier roman, Le Dieu des mouches (1959), Frédérick Tristan va se montrer un auteur singulier, assuré des orientations de son œuvre, et d'abord convaincu qu'il y en aurait bien une. Deux ans plus tôt, il avait créé la revue Structure. Le programme annoncé, Une aventure spirituelle, définit son travail d'écrivain : « il faut repenser le livre et sa destination elle-même », affirmait-il dans le numéro cinq. De roman en roman, il n'a jamais cessé, en effet, de « repenser le livre », mais de l'intérieur, en rejetant la vanité des prouesses strictement formelles.
Divers manuscrits précédèrent Le Dieu des mouches, dont quelques-uns signés Danielle Sarréra. Parus en 1977 au Nouveau Commerce, ils constituent L'Œuvre de celle dont on a pu faire l'un de nos très grands poètes. Pour contrer une usurpation d'identité, Frédérick Tristan se reconnut, en 1983, le créateur de ce Rimbaud au féminin, « suicidé » à dix-sept ans, dont il avait su faire un mythe. Coïncidence : 1983, c'est aussi l'année où il reçut le prix Goncourt, pour Les Égarés, son huitième roman, que de nombreux autres allaient suivre. Or, romancier, il l'était justement devenu grâce à ce premier personnage, cette adolescente écrivant en son nom propre une œuvre poétique, entre blasphème et prophétie, exaspérant sa révolte pour se créer un destin.
Nulle mystification ou « supercherie littéraire » ici. Danielle Sarréra n'est pas à Frédérick Tristan ce qu'Émile Ajar est à Romain Gary. Le pseudonyme camoufle l'identité : doté d'une personnalité propre, l'hétéronyme, à l'inverse, exalte l'altérité comme agent de création. Un autre ou une autre écrit, et ce narrateur devient parfois un personnage à part entière, voire l'auteur. Ce dispositif littéraire permet d'explorer et de faire s'exprimer les intériorités les plus variées, en évacuant sentimentalisme et subjectivité. Il donne accès à un réalisme second, à une psychologie concrète révélant structures mentales et états de conscience.
Aussi fait-il bon ménage avec le recours, candide ou rusé, tant aux mythes qu'aux enseignements des grandes religions ou traditions. S'établit alors une sorte d'encyclopédie des imaginaires, dont les romans « chinois » – (Le Singe égal du ciel, 1972 ; La Cendre et la foudre, 1982 ; La Chevauchée du vent, 1991 ; Le Chaudron chinois, 2008) – ne représentent qu'une partie. L'action se déroule souvent sur terre et au ciel. Dans L'Énigme du Vatican (1995), les personnages de la mythologie grecque et de l'imaginaire chrétien s'affrontent, tandis que le professeur Adrien Salvat résout un mystère on ne peut plus terrestre.
Engagée en pleine crise du roman, l’œuvre de Tristan y échappe d'emblée avec superbe en ne séparant pas le spirituel de l'existentiel. Le rôle de l'anecdote, du personnage et de l'auteur doivent être remis en question ? Il est vrai. Mais non pour fourbir une théorie engendrant quelque littérature expérimentale ou appliquée. D'où le jeu des hétéronymes et son enjeu, la quête d'identité, l'un des thèmes essentiels de Frédérick Tristan (Journal d'un autre, 1975 ; L'Homme sans nom, 1980 ; Stéphanie Phanistée, 1997 ; Les Impostures du réel, 2013).
On ne peut, après la Shoah, écrire innocemment ? Certes, mais[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jean-Luc MOREAU : écrivain, traducteur
Classification