FRICHES INDUSTRIELLES
Image de marque et mémoire collective
L'ampleur des problèmes est telle que les solutions ne peuvent plus être trouvées à l'échelon municipal ni dans l'intervention d'initiatives privées. La région, l'État, les instances politiques autant que techniques ont pris en main le recensement, l'évaluation, les hypothèses de substitution. On en est aujourd'hui à un point où le discours paraît parfaitement formalisé, et quelques réussites acquises.
L'argumentation cependant est à certains égards surprenante. Un ingénieur général des Ponts et Chaussées, rapportant pour un groupe de travail interministériel, part de la notion de « nuisance visuelle ». « La question du paysage, écrit-il, est une question centrale [...]. C'est d'abord une affaire de solidarité et de dignité. Un pays moderne ne peut laisser vivre une fraction de sa population [...] dans un paysage lourdement marqué par les stigmates des industries disparues. C'est ensuite une question de symbolique culturelle et de confiance dans l'avenir. Le traitement paysager des friches est indispensable pour signifier que la page est tournée, que l'avenir est ailleurs [...]. C'est enfin une question d'image de marque et d'efficacité commerciale. »
D'où une stratégie en deux temps : en attendant qu'une vocation soit trouvée et une réutilisation engagée, on « verdira » les zones concernées, ainsi transformées en « structures paysagères », mises en réserve foncière. Mais à aucun moment n'est évoquée la mémoire. Le pain est ôté de la bouche aux archéologues futurs de la civilisation industrielle, mais c'est aussi de la conscience collective que la survie est ainsi condamnée. Il y a quelque chose d'impressionnant dans cette volonté de nivellement, d'évacuation, d'engloutissement dans le néant. Est-ce le déblaiement des décombres après un bombardement dévastateur ? Est-ce simplement l'un des avatars d'un génie administratif rompu depuis deux siècles à l'aménagement rationnel de l'espace ? On conçoit qu'il soit hors de question d'organiser les champs de ruines, que villes et campagnes doivent être mises en mesure de réorganiser leur structure spatiale en même temps qu'elles recherchent un nouvel équilibre de leurs activités, que « le ménage soit fait » dans des zones où pourrait se développer une occupation marginale du sol. Mais le discours sur l'ordre, ou sur le bon ordre, n'implique-t-il pas un ralliement arbitraire à l'idée que « la friche industrielle, c'est la honte » ? Ne faut-il pas, au contraire, aider les populations à prendre conscience qu'un revers dans une guerre économique internationale, revers dont les responsabilités sont du reste très diluées, n'implique pas une condamnation de la culture industrielle dont elles ont vécu et qu'elles ont contribué à élaborer ? Si l'on veut éviter de précipiter cette amnésie culturelle, il convient d'introduire, précisément, une dimension culturelle dans le processus administratif de traitement des friches industrielles. Avec les murs abattus et les sols « requalifiés », ce seront cette fois des vestiges moins architecturaux que techniques qui disparaîtront, et se préparera ainsi le paradoxe d'une civilisation industrielle du xxe siècle dont bientôt les contours matériels seraient moins bien connus que ceux des manufactures royales d'il y a trois siècles. Qu'il s'agisse de chevalements de mines, de fours à coke ou de tout autre appareillage et dispositif, une procédure d'inventaire et d'évaluation devrait intervenir avant élimination physique. La nécessité est aussi d'inventer une muséologie technique des très grands ensembles industriels tombés dans l'obsolescence : leurs éléments sont encore plus fragiles et menacés que les souvenirs[...]
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Écrit par
- Louis BERGERON : directeur d'études honoraire à l'École des hautes études en sciences sociales
Classification
Médias
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