HÖLDERLIN FRIEDRICH (1770-1843)
Le voyage en France
Le voyage de Hölderlin en France n'a cessé de fasciner les historiens de la littérature et les écrivains de tous les pays. L'imagination s'est emparée du silence de Hölderlin sur ces six mois pour conforter d'inventions diverses l'imagerie romantique du poète halluciné, inspiré, hagard. Ces projections ont longtemps obnubilé la lecture du célèbre poème Souvenir, qui décrit la rive droite de la Garonne, depuis laquelle le poète contemple et salue la ville de Bordeaux. Ces incompréhensions concrètes font système avec le refus de considérer que Hölderlin a rencontré en France un pays réel, autre que fantasmatique. Il est de même vraisemblable que l'étonnant détour fait par Lyon en janvier 1802 pour rejoindre Bordeaux ainsi que le temps assez long passé à Strasbourg avant qu'il obtienne un passeport autorisant ce détour furent motivés par le désir de voir de loin, sinon de rencontrer, le grand homme Bonaparte, annoncé dans cette ville où devait se tenir, en janvier 1802 précisément, la consulta par laquelle il accorda aux Italiens une sorte de première indépendance nationale républicaine. Quand on sait la fascination de Hölderlin (et de nombreux Allemands de cette époque) pour Bonaparte, ce geste n'est guère surprenant. Le même refus de considérer l'arrière-plan réel de son séjour semble marquer aussi la réception et l'interprétation du grand hymne intitulé Fête de la paix : commencé pour célébrer la paix de Lunéville, en 1801, puis abandonné, Hölderlin le reprend après son retour de France pour célébrer cette fois la paix d'Amiens et la signature des lois concordataires en mars-avril 1802 : la réconciliation universelle du ciel, de la mer et de la terre, et la gloire du prince de cette paix, Bonaparte, convoquant même Jésus et l'esprit du christianisme à cette célébration. Mais cette paix, au lieu d'ouvrir le millénaire de bonheur espéré, fut bien vite rompue par l'Angleterre, et Hölderlin retira de la réalité ce poème entièrement achevé, et même déjà préfacé en vue d'une publication. On ne devait le retrouver qu'en 1954. Il ne semble pas, en revanche, que Hölderlin ait quitté précipitamment Bordeaux en mai 1802 pour se rendre au chevet de Suzette Gontard : il n'aurait pas mis quarante jours pour effectuer ce trajet qui prenait onze jours de calèche par les postes ordinaires. En fait, il n'est jamais resté longtemps dans une place. Il fallait toujours qu'il revienne au pays. Seule Suzette Gontard, une seule fois dans son existence, a su le retenir longtemps loin de chez lui.
Un nombre important de poèmes commencés, voire achevés, avant le départ en France subissent après son retour des corrections significatives, dans le même temps que les fragments d'hymnes commencés après 1802 (Colomb, Le Plus Proche le mieux, De l'abîme en effet) manifestent une mutation dans l'écriture : on a donné à ce ton nouveau le nom de harte Fügung (assemblage dur). La syntaxe se disloque au bénéfice d'une parataxe difficile à lire, les expressions sont de plus en plus surprenantes. D'une manière générale, entre 1803 et 1805, les thèmes ont changé : Hölderlin choisit désormais des sujets “modernes” au sens historique du terme, plus proches de la culture “hespérique”, allemande, chrétienne : Colomb, le Prince, Luther, le Vatican. Parfois des bribes de langue française apparaissent dans les fragments, vestiges d'une présence peut-être plus profonde. Le séjour en France, à certains égards, fut l'épreuve du réel longtemps différée, marquant la mort du Jüngling, l'entrée brûlante dans l'impossible. Dans l'œuvre, il suit la dernière ascension d'Empédocle : la France fut le fond entrevu du volcan.
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Écrit par
- Jean-Pierre LEFEBVRE : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé d'allemand, docteur, maître de conférences à l'École normale supérieure
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