HÖLDERLIN FRIEDRICH (1770-1843)
L'autre moitié de la vie
Ce fond du volcan éclaire la seconde moitié de sa vie, les années de souffrance, l'enfermement, l'hébétude des trente-sept ans passés dans la tour du menuisier Zimmer, à Tübingen. Les fragments conservés de ces années de souffrance manifestent que Hölderlin se rend à la force des éléments, d'une extériorité qui n'est pas celle du principe supérieur abstrait que figurent les dieux et demi-dieux (Apollon, Jupiter, Héraclès, Jésus et même Dionysos), mais celle de forces primaires, chaotiques, plutôt féminines. Il revient dans l'univers de l'identité que, selon le schéma hégélien ordinaire, il aurait dû abandonner pour la différence (avant de réconcilier les deux dans le mariage et la reproduction...). Il revient dans la dépendance de la mère.
Après Bordeaux, il parcourt ainsi le chemin inverse de sa vie : Nürtingen, Homburg, Tübingen, dernière station de l'univers premier, où il s'était vraiment affranchi, d'où il était objectivement parti. Après un séjour chez sa mère, son ami de toujours, Sinclair, l'invite durant l'été de 1804 à venir le rejoindre à Homburg, où il lui a trouvé une place de bibliothécaire : la fonction est plus imaginaire que réellement professionnelle. Pourtant, malgré ce mauvais état, il continue de travailler : d'abord à de grandes traductions de Pindare, de Sophocle (Œdipe, Antigone) dont s'inspireront les écrivains du xxe siècle, accompagnées de fragments de commentaires d'une densité prodigieuse, où se condense son évolution ; puis à de grands hymnes achevés : Patmos, dédié au landgrave de Homburg-Hesse. Mais la maladie prend des formes de moins en moins compatibles avec son maintien dans cette place, dans le même temps que la situation de son protecteur Sinclair devient périlleuse. En 1799, celui-ci avait déjà été impliqué – et avait impliqué Hölderlin en l'emmenant avec lui au congrès de Rastatt – dans une histoire de conspiration, jamais éclaircie, visant à renverser le duc de Wurtemberg et à instaurer une République souabe, sur le modèle de ce qui existait pour la Suisse. Projet qui échoua en raison du revirement “légaliste” des troupes françaises d'occupation commandées par Jourdan. Cette fois, en février 1805, Sinclair est accusé d'avoir voulu assassiner le duc de Wurtemberg et il est incarcéré quelque temps. Hölderlin est disculpé de toute complicité par la grâce d'un certificat médical qui le déclare irresponsable (“fou à lier”). En septembre 1806, sans le prévenir de la destination du voyage, mais avec l'accord de sa mère, Sinclair le ramène à Tübingen, où il est interné quelque temps dans la clinique du professeur Authenrieth, réputé moderne et libéral. Il y subit des thérapies éprouvantes : la cage de bois, le masque de cuir, les douches glacées. Puis, figé dans son statut de malade à vie, il emménage dans une chambre que lui loue l'un des menuisiers de la ville, dans sa maison des bords du Neckar. Hölderlin y demeure de 1807 à 1843, dans une sorte de semi-liberté : il continue de marcher dans les environs, tourne comme un damné dans la petite pièce de l'étage en hurlant des passage entiers d'Hypérion, reçoit des visiteurs, des amis, des curieux qu'il gratifie parfois d'un bref poème de deux quatrains rimés à l'ancienne, apparemment simplissimes, dont on découvre aujourd'hui avec effarement la beauté insolite, l'épaisseur intérieure cachée par les multiples niveaux de transparence. Il est devenu une sorte de héros romantique. Lui se tient pour un moins que rien et se choisit vers la fin, longtemps après la mort de sa mère, de nouvelles dates d'écriture, un nouveau nom de personne, qui ne se trouve dans aucun dictionnaire : Scardanelli. Bizarrement, ce nom de rien est venu depuis résonner avec les éléments les plus universels[...]
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Écrit par
- Jean-Pierre LEFEBVRE : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé d'allemand, docteur, maître de conférences à l'École normale supérieure
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