Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

NIETZSCHE FRIEDRICH (1844-1900)

L'être-interprété

On manquerait la vérité ultime des grandes idées nietzschéennes, telles que la volonté de puissance et l'Éternel Retour, si on les traitait comme des catégories dogmatiques au lieu de les saisir dans leur connexion fondamentale avec le thème de l'interprétation (Deutung, Auslegung), en fonction duquel la philosophie se donne pour tâche de déchiffrer l'expérience intégrale du Sens dans ses manifestations variables.

Le texte

Cette philosophie de l'être-interprété débute avec la refonte complète de la théorie du phénomène. Celui-ci n'est plus le rideau derrière lequel se tiendrait une mystérieuse réalité en-soi, il couvre tout le champ du réel, il est « la réalité agissante et vivante elle-même » (V, 88). Le phénomène n'est plus alors un spectacle offert au sujet de la représentation, il est un texte donné, non à la manière d'un livre dont un regard extérieur survolerait les lignes, mais à l'intersection d'une multitude de points de vue exprimant la situation des divers « centres de domination » (Herrschafstgebilde) qui luttent les uns contre les autres pour la puissance. Le texte s'insère ainsi dans ce que Nietzsche appelle le « perspectivisme » (V, 332). « Le caractère interprétatif de tout ce qui advient. Il n'y a pas d'événement en soi. Ce qui advient c'est un groupe de phénomènes sélectionnés et rassemblés par un être qui interprète » (XIII, 64).

Une nouvelle méthode est mise en œuvre : elle commande de substituer l'« essai » (Versuch) à l'esprit de système, de décrire au lieu d'expliquer par des raisons logiques, et de multiplier audacieusement les « hypothèses régulatrices » (XIV, 322). Elle respecte ainsi le caractère protéiforme de la réalité : « Le même texte autorise d'innombrables interprétations : il n'existe pas d'interprétation « exacte » (XIII, 69). Ce qui ne l'empêche pas de hiérarchiser les interprétations, en distinguant celles qui correspondent à des falsifications du texte et celles qui témoignent d'une « philologie » correcte. La vérité, selon Nietzsche, ne se dissout nullement dans le tourbillon des opinions immédiates, il y a des lignes de sens privilégiées, des niveaux de phénoménalité, qui interdisent de réduire l'interprétation à un éclectisme. Néanmoins, le réel ne se laisse épuiser par aucune interprétation, dans la mesure où l'être du phénomène n'est pas un fond substantiel, mais bien l'absence de fond – l'abîme.

L'être selon Nietzsche

On pourrait douter, devant une transformation aussi décisive des conceptions traditionnelles, que le mot être soit encore légitime pour qualifier ce qui, à l'intérieur de l'interprétation, constitue le texte. Le mot être semble solidaire d'une construction métaphysique dont la critique nietzschéenne, justement, a dévoilé la vulnérabilité. Pourquoi s'obstiner à maintenir ce terme suspect ? Premier argument : Nietzsche recourt constamment à ce terme lorsqu'il énonce les propositions essentielles où il résume sa philosophie. Il écrit ainsi : « L'essence la plus intime de l'être (Sein) est la volonté de puissance » (XVI, 156). Et, pensant l'Éternel Retour : « Tout passe et tout revient, éternellement tourne la roue de l'Être. Tout meurt, tout refleurit ; éternellement se déroule l'Année de l'Être. Tout se brise, tout se rajuste ; éternellement s'édifie la demeure de l'Être » (VI, 317). Deuxième argument : s'il est exact que d'autres notions figurent dans les analyses de Nietzsche, et spécialement les termes de monde (Welt), nature (Natur), réalité (Wirklichkeit), existence (Dasein), on peut prouver que chacun de ces termes ou bien ne concerne qu'un aspect de l'être, ou[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : agrégé de philosophie, docteur ès lettres, professeur à l'université de Rouen

Classification

Média

Nietzsche - crédits : Ullstein Bild/ Ullstein Bild/ Getty Images

Nietzsche

Autres références

  • AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA, Friedrich Nietzsche - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 270 mots

    En août 1881, au bord du lac de Silvaplana, proche du village de Sils-Maria, dans l’actuel canton suisse des Grisons où il passait ses étés, Friedrich Nietzsche (1844-1900) eut une illumination : la « vision du Retour Éternel » (parfois dénommée « vision de Surléï »), qui le conduisit quelques...

  • AURORE, Friedrich Nietzsche - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 138 mots
    • 1 média

    C'est durant l'hiver 1880-1881 que Friedrich Nietzsche (1844-1900) mit au net le premier jet du manuscrit d'Aurore. Il avait d'abord songé à intituler son ouvrage Le Soc de charrue. Pensées sur les préjugés moraux. Le manuscrit fut achevé à la mi-mars 1881, grâce à l'aide de...

  • LE GAI SAVOIR, Friedrich Nietzsche - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 810 mots

    Il s'agit certainement du livre le plus joyeux que Friedrich Nietzsche (1844-1900) ait écrit, même s'il garde les traces du long hiver de souffrances enduré. La vie semble retrouvée, réconciliée avec elle-même, la maladie surmontée. La période « voltairienne » et critique d'...

  • GÉNÉALOGIE DE LA MORALE, Friedrich Nietzsche - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 794 mots

    « Un écrit polémique, pour compléter et éclairer Par-delà bien et mal, récemment publié et en accentuer la portée », c’est ainsi que Friedrich Nietzsche (1844-1900) présente la Généalogie de la morale. Entre l’écriture aphoristique portée à son point de perfection dans le précédent...

  • HUMAIN, TROP HUMAIN, Friedrich Nietzsche - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 055 mots

    La genèse de Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres commence en juin-juillet 1876 : en marge du premier festival de Bayreuth, Friedrich Nietzsche (1844-1900) dicte à Hermann Köselitz (connu sous le pseudonyme de Peter Gast) les premiers aphorismes. En février 1876, il a fait la connaissance...

  • LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE, Friedrich Nietzsche - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 209 mots

    Dans la première édition de 1872, cet ouvrage de Friedrich Nietzsche (1844-1900) s'intitulait La Naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la musique. En 1886, trois ans après la mort de Richard Wagner et plus de dix ans après sa rupture avec le maître de Bayreuth, Nietzsche,...

  • ACÉPHALE, revue

    • Écrit par
    • 500 mots

    Avant d'être une revue (Religion, Sociologie, Philosophie, cinq livraisons de juin 1936 à juin 1939), Acéphale voulut être une expérience, la recherche d'un mode de vie exemplaire fondé sur la méditation, le rituel et l'extase. Georges Bataille, le maître d'œuvre — avec Georges Ambrosino...

  • ADORNO THEODOR WIESENGRUND (1903-1969)

    • Écrit par
    • 7 899 mots
    • 1 média
    ...arbitraires visant une prise de pouvoir ? Quelle pensée permet de rendre compte de l'antagonisme, celle de Marx, reposant sur la nécessité de l'historique, ou celle de Nietzsche ? Le Nietzsche de La Généalogie de la morale en l’occurrence – grand livre émancipateur pour Adorno – qui, s'interrogeant sur l'...
  • AFFECTIVITÉ

    • Écrit par
    • 12 228 mots
    Deux apports se sont montrés extrêmement prégnants pour notre temps, l'un issu de la philosophie (Nietzsche), l'autre, de la médecine (Freud). Et il est caractéristique que, dans les deux cas, l'affectivité y soit dans une position instable, voire à la limite de l'extinction, comme si le soupçon moderne...
  • ANDREAS-SALOMÉ LOU (1861-1937)

    • Écrit par
    • 856 mots

    Elle n'a voulu après elle ni tombeau ni publications posthumes. Aucune trace, pas même son nom sur une dalle, pas même les dates entre lesquelles s'encadre sa vie. Rien que les derniers échos des injures, des railleries, ou des admirations fanatiques qui accompagnèrent sa vie. On les perçoit encore,...

  • Afficher les 78 références