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NIETZSCHE FRIEDRICH (1844-1900)

Volonté de puissance et vérité

Si toute connaissance est interprétative et si toute interprétation procède de la volonté de puissance, l'activité de connaître doit nécessairement refléter le principe intime de la volonté de puissance qui est de se surmonter soi-même à l'infini. Quelles seront les modalités de cette interprétation ? Quelle définition nouvelle de la vérité lui sera-t-elle associée ?

Le pragmatisme vital et les valeurs

La connaissance n'est pas la contemplation désintéressée d'une prétendue réalité objective placée devant le regard de l'esprit. Elle traduit l'effort des instincts groupés à l'intérieur d'un même organisme, pour s'approprier le chaos d'une réalité qui ne constitue pas un monde avant que le travail démiurgique de la volonté de puissance ne l'ait intégré à un ordre, à des structures ; connaître, cela signifie primitivement commander.

Nietzsche radicalise la notion kantienne de synthèse, qui devient le diktat d'une volonté législatrice. La vérité se confond alors avec la valeur. Est vrai ce qui favorise les intérêts de chaque type de volonté de puissance. Aussi l'ancienne question métaphysique qui recherchait ce qu'est la vérité en soi se transforme-t-elle en cette autre : quelle est la valeur de la vérité pour la vie ? La rend-elle plus forte, plus créatrice, ou plus faible et plus servile ? La vérité n'est, à ce titre, qu'une fiction ou une erreur utile, et la connaissance mérite d'être appelée un pragmatisme vital. « Le monde apparent, c'est un monde vu selon des valeurs, ordonné, choisi d'après des valeurs, donc à un point de vue utilitaire, dans l'intérêt de la conservation et de l'augmentation de puissance d'une certaine espèce animale » (XVI, 66).

La genèse de l'esprit

Mais la volonté de puissance n'est pas seulement une impulsion à surmonter le chaos immédiat des choses pour l'aménager en un monde habituel suivant le plan de nos valeurs. Elle est capable d'« intériorisation », et c'est cette capacité prodigieuse qui se révèle à l'occasion des luttes où s'affrontent les communautés historiques. Lorsqu'une horde barbare se jette sur des peuplades aux mœurs plus douces, elle les asservit et les instincts de ces esclaves, empêchés de se décharger à l'extérieur, se retournent contre leurs possesseurs, les contraignant au dur travail de la Culture : ils doivent apprendre à refouler et à sublimer leurs instincts. De ce refoulement surgit « la mauvaise conscience » (schlechtes Gewissen) [VII, 383]. Elle est la maladie de la vie qu'on nomme l'esprit (Geist). L'homme est esprit, en effet, parce qu'en lui la vie sauvage des instincts succombe au refoulement. La mauvaise conscience est donc à la fois une promesse, souligne Nietzsche, et un danger grave : que le prêtre ascétique se mêle d'éduquer la mauvaise conscience en la culpabilisant par la notion du péché, et voilà l'homme fourvoyé dans la volonté de vengeance, la décadence et le nihilisme du mensonge idéaliste ! Tel est bien, selon Nietzsche, le résultat du christianisme. Mais l'autre possibilité – accomplissant la promesse contenue dans la mauvaise conscience – a pu devenir le destin de quelques individualités d'exception, et conduire à cette spiritualisation de la volonté de puissance par quoi une autre vérité que celle du pragmatisme vital mobilise l'effort pour se surmonter soi-même.

La passion de la connaissance

Pourvu qu'elle s'allie à la force, en accord avec la direction ascendante de la vie, la volonté de puissance intériorisée en esprit surmonte le mensonge de la morale métaphysique, elle s'émancipe de la fabulation idéaliste, elle aiguise tellement le soupçon à l'égard des illusions métaphysiques qu'elle opère « l'autodépassement[...]

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Écrit par

  • : agrégé de philosophie, docteur ès lettres, professeur à l'université de Rouen

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Nietzsche - crédits : Ullstein Bild/ Ullstein Bild/ Getty Images

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