NIETZSCHE FRIEDRICH (1844-1900)
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Le surhomme
L'imagination naïve se figure le surhomme sous les traits d'un homme dont les pouvoirs actuels, grâce à quelque mutation biologique, seraient considérablement augmentés, ce qui lui permettrait de réaliser les fantasmes qui hantent l'inconscient de l'humanité banale. La conception nietzschéenne du surhumain est, par anticipation, la dénonciation de cette idolâtrie, en laquelle Nietzsche ne manquerait pas de reconnaître la mentalité du « dernier homme », abêti par sa conception dérisoire du bonheur.
Culture et hiérarchie
La réflexion qui a mené Nietzsche jusqu'à l'idée du surhomme a pu, sans doute, être éveillée par le contact avec les thèses évolutionnistes, mais cette idée, dans sa formulation nietzschéenne, est tout autre chose qu'une spéculation biologique, à la remorque du darwinisme ou du lamarckisme. Il ne s'agit pas, en effet, de fabriquer une nouvelle espèce destinée à supplanter l'homme, mais d'éduquer le type d'homme le plus réussi afin de le hausser jusqu'à l'affirmation dionysiaque de l'amor fati et de le rendre maître de la Terre. Zarathoustra enseigne aux hommes « le sens de leur être » : créer, à partir de leur volonté de puissance, un être qui, simultanément, dépasse l'homme et accomplit la vérité de son destin. La tâche assignée à la Culture (et dont notre Culture s'acquitte si piètrement, notait déjà Nietzsche dans ses Considérations intempestives) consiste à exploiter les coups de chance qui, ici et là dans l'histoire, ont produit des types humains supérieurs et à les sélectionner avec méthode.
Une semblable tâche requiert le bouleversement de notre idéal de culture, celui-ci n'ayant été, jusqu'à présent, qu'un idéal de domestication qui provoquait l'hypertrophie de la conscience morale au détriment de la sexualité, du goût de la compétition et de l'égoïsme constructif. Seule une culture noble, axée sur le respect de la hiérarchie, prépare l'avènement du surhomme, parce qu'elle réhabilite le mal, c'est-à-dire les passions dangereuses que l'on a cherché à tuer au lieu de comprendre qu'elles sont l'aiguillon de la volonté de puissance. « L'homme a besoin de ce qu'il a de pire en lui s'il veut parvenir à ce qu'il a de meilleur », déclare Zarathoustra (VI, 319), qui plaide fougueusement en faveur de la volupté, de l'instinct de domination et de l'amour de soi. Ne nous méprenons pas, néanmoins, sur le sens de cette exhortation : la puissance authentique, selon Nietzsche, ne réside pas dans le dévergondage des instincts, mais dans leur spiritualisation, par quoi la nature devient une œuvre d'art : « L'homme supérieur, explique-t-il en songeant aux modèles de la Grèce, de Rome et de la Renaissance italienne, serait celui qui aurait la plus grande multiplicité d'instincts, aussi intenses qu'on les peut tolérer. En effet, où la plante humaine se montre vigoureuse, on trouve les instincts puissamment en lutte les uns contre les autres... mais dominés » (XVI, 344).
La grande politique
Pas de surhomme concevable sans une culture sélective, occupée à ennoblir le corps, pas de surhomme non plus sans une politique qui sauvegarde la hiérarchie. La démocratie, de ce point de vue, est le pire des régimes, puisqu'elle accorde à des individus inégaux des droits égaux, et pousse ainsi au pouvoir les médiocres, représentants du grand nombre. L'instrument de ce despotisme niveleur est l'État, « le plus froid de tous les monstres froids » (VI, 69) ; l'omnipotence de l'État est l'héritage de la Révolution française, qui a passé les leviers de commande à une classe que Nietzsche abomine, la bourgeoisie. La noblesse glorifiée par Nietzsche, on ne peut « l'acquérir comme les boutiquiers avec de l'or mercantile ; car ce qui a un prix n'a guère de valeur » (VI, 296). La bourgeoisie, elle, règne grâce au mensonge et à la cupidité ; et la répartition même des richesses est un scandale, puisque « seul devrait posséder celui qui a de l'esprit : autrement, la fortune est un danger public » (III, 152).
Nietzsche se montre aussi sévère à l'endroit des idéaux socialistes. Il leur reproche de prôner l'égalité, bannière derrière laquelle se range la volonté de vengeance des médiocres et des faibles. Pour lui, le socialisme perpétue le mensonge chrétien de l'idéalisme métaphysique dans une version historique, il ne peut mener qu'à des formes encore plus accablantes d'étatisme et de terreur policière, sans aucune finalité de grand style.
La hiérarchie que réclame Nietzsche ne coïncide nullement avec la hiérarchie réelle des classes sociales, ce n'est pas une revendication issue d'une réflexion sur l'histoire, mais une utopie. Nietzsche ne se préoccupe jamais des moyens concrets qu'il faudrait employer pour déloger la bourgeoisie et instaurer le règne des maîtres authentiques. Pas davantage il ne discerne une vocation originale du prolétariat. L'utopie nietzschéenne peut d'ailleurs sembler barbare, avec son apologie de la guerre, de l'exploitation du travail, et de la violence. Mais il s'agit d'un malentendu : ces formules cinglantes ne visent qu'à légitimer une politique au service de la Culture noble, dont la motivation est l'éducation de l'homme à la surhumanité par l'acte de se surmonter soi-même.
Le surhomme, incarnation de la puissance
Les équivoques se dissipent dès qu'on examine le contenu de la puissance par laquelle Nietzsche définit la maîtrise dévolue au surhomme.
Cette puissance est essentiellement celle du créateur, associant le bien et le mal, le négatif et le positif, l'instinctif et le rationnel ; chez lui, « règne cet effrayant égoïsme de l'artiste au regard d'airain, et qui se sait justifié d'avance dans son « œuvre », en toute éternité, comme la mère dans son enfant » (VII, 383). Le surhomme est prioritairement un artiste ! Aimer, pour lui, c'est prodiguer des formes, c'est travailler une matière pour qu'elle rayonne l'éclat de la beauté.
Mais la puissance triomphe dans la véracité. Les nobles, par principe, sont les véridiques. « Ils ont le courage de voir les choses comme elles sont : tragiques » (XIV, 370). À cet égard, le surhomme procède nécessairement de cette caste des intellectuels dont Nietzsche dit : « Les intellectuels, étant les plus forts, trouvent leur bonheur là où d'autres périraient : dans le labyrinthe, dans la dureté envers soi-même et les autres, dans la tentation ; leur joie c'est de se vaincre eux-mêmes » (VIII, 302).
Enfin le surhomme exprime, selon Nietzsche, l'adhésion la plus fervente à l'Éternel Retour. Il correspond au type de l'homme « synthétique, totalisateur, justificateur » (XVI, 287). Son vouloir, affranchi de toute culpabilité, de tout regret, de toute négation, n'est rien d'autre qu'amor fati. Affirmant l'éternité de la vie, il rachète l'ensemble du passé : « Nous justifierons, rétrospectivement, tous les défunts et nous donnerons un sens à leur vie si nous réussissons à pétrir de cette argile le Surhumain, et à donner ainsi un but à tout le passé » (XII, 360).
La jubilation du surhomme sera celle de Dionysos lui-même : « En partant du bonheur du Surhumain, Zarathoustra explique le secret : tout fait Retour » (XII, 401). Le surhomme incarne la souveraineté de la volonté de puissance en laquelle « le penseur, le créateur, l'amoureux sont un » (XII, 250). Il se dresse, à l'heure du « Grand Midi », lorsque l'ombre du désir métaphysique est la plus courte et que l'Idéal recule devant le soleil d'Apollon, qui est aussi le rire de Dionysos. Il est le Sens de la Terre.
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Écrit par
- Jean GRANIER : agrégé de philosophie, docteur ès lettres, professeur à l'université de Rouen
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