SCHILLER FRIEDRICH VON (1759-1805)
Sans patrie et sans roi
La deuxième partie de la jeunesse de Schiller, jusqu'à son mariage avec Charlotte von Lengefeld (1790), est la période la plus mouvementée de sa vie. Fugitif sans ressources, caché à Bauerbach comme jadis Luther à la Wartburg, pendant un an poète attitré du théâtre de Mannheim, puis éditeur d'une revue en déficit (Die Rheinische Thalia) il connaît enfin la tranquillité grâce à l'hospitalité généreuse que des admirateurs (Körner et ses amis) lui offrent à Leipzig et à Dresde ; c'est pour lui l'heure de l'amitié, la plus exaltante de sa vie, celle de l'Hymne à la joie (An die Freude, 1785). Mais bientôt il cherche un appui féminin, et le trouve en la personne de la douce et raisonnable Charlotte. En même temps, il s'installe dans la société en qualité de professeur à l'université d'Iéna.
Non moins décisive, pendant ces huit années, est l'évolution de son art et de sa pensée. Il monnaye d'abord le bagage de Stuttgart : la fluctuation des sentiments, thèse centrale de sa psychophysiologie, rend compte des faits et gestes de ses principaux héros, notamment dans La Conjuration de Fiesque (Die Verschwörung des Fiesko zu Genua, 1782-1783), mise en scène d'une tentative de libération que l'ambition dévie et fait échouer, également dans Intrigue et amour (Kabale und Liebe, 1784), parfois aussi dans Don Carlos (1783-1787). D'autres thèmes familiers à l'élève de l'Akademie, y sont repris : grandeur et limites du génie (Fiesque), ferveur et conflits de l'amitié (Fiesque et surtout Don Carlos), puissance et emportements de l'amour qui, dans Intrigue et amour, apparaît comme une force divine renversant les barrières sociales mais condamnée, dans une société où règnent la convention et l'intérêt, à devenir une fatalité meurtrière. Enfin, la lutte contre la mode se poursuit : disciple de A. von Haller et de Rousseau, Schiller affirme son goût pour la nature et les mœurs simples en stigmatisant la vie scandaleuse des cours, les crimes des puissants et aussi la mondanité affectée, dont le baron von Kalb (Kabale und Liebe) est l'immortelle illustration. En ce dernier, Schiller ridiculise la mode française. Pourtant, rencontrant l'art français au théâtre de Mannheim, il l'étudie et adopte peu à peu une attitude moins hostile. Le style théâtral français deviendra finalement pour Goethe et pour lui un allié contre la platitude envahissante (traduction de Phèdre, 1805).
Schiller s'apprêtait, en commençant son Don Carlos, à pourfendre le despotisme et le fanatisme religieux. C'est un aspect du drame, mais ce n'est pas le seul. Au cours de la rédaction, l'auteur a évolué. La liberté reste son idéal, mais il lui est apparu qu'on ne peut pas soumettre la réalité vivante à des idées abstraites ; cf. les Lettres sur Don Carlos (1788). L'utopiste agit souvent en despote. C'est ce que fait Posa, le héros de la pièce, en sacrifiant et lui et son ami, le prince Carlos, à ses plans généreux mais prématurés. L'enthousiasme est beau, mais l'exaltation est dangereuse (cf. Lettre à Huber, 5 oct. 1785).
Schiller traverse d'ailleurs, depuis le temps de l'Akademie, une crise idéologique, dont il nous a laissé le tableau, malheureusement inachevé, dans les Lettres philosophiques. Après la foi chrétienne, que le rationalisme avait ébranlée, le déisme teinté de panthéisme, dont il a fait profession dans la Théosophie de Julius, vacille à son tour ; dans la poésie Résignation, il supprime tout lien entre morale et bonheur éternel. Il paraît certain qu'il n'a pas cessé de croire en Dieu, mais il semble n'avoir recouvré ni une foi précise ni une métaphysique ferme.
Pressé par Körner, il aborde Kant, non sans méfiance. De la morale et de l' esthétique[...]
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Écrit par
- Raoul MASSON : agrégé d'allemand, docteur de l'université de Metz, maître assistant honoraire
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