SCHELLING FRIEDRICH WILHELM JOSEPH VON (1775-1854)
Comme l'a remarqué Schopenhauer, tout philosophe allemand, après Kant, se situe selon la place qu'il occupe en acceptant ou en rejetant la coupure instaurée par la Critique de la raison pure entre « ce qui apparaît » (le phénomène) et ce qui est en soi. D'un côté, Schopenhauer lui-même et, finalement, Nietzsche maintiennent cette frontière et l'aggravent en une opposition de la représentation et de la volonté, de l'interprétation et du devenir, d'Apollon et de Dionysos. De l'autre, l'« idéalisme allemand » dans son ensemble apparaît comme un effort démesuré (« monstrueux », dirait Hölderlin) pour effacer cette distance et lier dans la même évidence l'être et le phénomène, la vérité et la certitude, l'en-soi et le pour-soi : ou bien, comme Fichte, en réduisant le premier terme au second et en posant l'activité idéale du sujet comme l'unique substance réelle ; ou bien, comme Schelling, en voyant au contraire dans le réel et la « nature » la « racine » (au sens mathématique du terme) de l'idéal et de la conscience ; ou bien enfin, comme Hegel, en refusant la partialité de toute réduction pour affirmer, par-delà l'erreur d'un en-soi obscur et aveugle et d'un pour-soi vide et dévorant, l'unique réalité (Wirklichkeit) de ce qui est chez soi : l'espritabsolu.
Mais Schelling est davantage qu'une étape vite dépassée dans l'aventureuse trajectoire de l'idéalisme allemand ; il s'identifie plutôt à cette aventure même, il l'a endurée tout entière ; et, après la mort prématurée de Hegel, c'est à lui en quelque sorte qu'a été confiée la tâche d'en dresser le bilan. C'est ce qu'enseigne une œuvre singulièrement ouverte et inachevée, où chaque texte est moins révélateur par lui-même que par la place qu'il occupe au sein d'une courbe difficile à formuler – une œuvre où l'on voit s'essayer et se défaire une pensée sans cesse retenue au bord de sa cristallisation définitive. Parler de Schelling, c'est donc moins exposer un système que raconter l'histoire d'une pensée : tout au plus peut-on repérer, dans cette histoire, deux moments de stabilité relative (1803-1808 et 1827-1854) où une synthèse tente de s'édifier et de s'imposer (dans le deuxième cas, il s'agit d'ailleurs d'une « synthèse » qui se reconnaît elle-même comme béante et comme clôturable seulement à l'infini), alors que les années 1794-1801 et 1808-1827 sont au contraire autant de périodes critiques où l'on voit la pensée schellingienne varier d'année en année (sinon de mois en mois), selon les exigences d'une recherche qui rebondit sans cesse sur ses propres résultats. C'est cette odyssée intellectuelle que l'on tentera d'esquisser.
La recherche d'une philosophie (1794-1801)
Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling est né à Leonberg, petite ville du Wurtemberg où son père était pasteur. Après de bonnes études à l'école religieuse de Bebenhausen (résidence de la famille Schelling depuis 1778) et au gymnase de Nürtingen, il entre, en 1790, au Stift de Tübingen, où il retrouve ses aînés Hölderlin et Hegel. Durant ses quatre premières années de séminaire, l'image qu'il offre est celle d'un jeune théologien rationaliste, ami des Lumières et des idées révolutionnaires, fort méprisant à l'égard de la « foi positive » et partisan résolu d'une exégèse fondée sur la philologie et la critique historique : bref, une figure qui rappelle Herder et annonce Strauss. Mais, en 1794, la rencontre avec Fichte fait brusquement dévier cette carrière si bien engagée : à Hegel, qui l'interroge amicalement alors sur ses travaux d'histoire ecclésiastique, Schelling répond qu'il a abandonné toutes ces « vieilleries »[...]
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Écrit par
- Jean-François MARQUET : professeur à l'université de Tours
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