MURNAU FRIEDRICH WILHELM (1888-1931)
Au moment où le cinéma cherchait à devenir un art autonome, Murnau (dont on a dit qu'il avait une caméra dans la tête) fut l'un des réalisateurs qui refusèrent les influences de la scène et du livre et qui créèrent de nouveaux moyens d'expression ; celui auquel il recourut par prédilection fut l'éclairage, avec ses reflets et ses ombres mobiles, engendrant une plastique mouvante. Très différents par le thème et par le style, ses films n'en portent pas moins la marque d'une personnalité qui échappe aux classifications qui lui ont été accolées : expressionnisme, Kammerspiel, romantisme allemand.
De l'horreur à l'Éden
De son vrai nom Friedrich Wilhelm Plumpe, né à Bielefeld (Westphalie), mort à Hollywood par suite d'un accident d'auto, Murnau, en vingt-deux ans, dirige vingt-deux films, dont une dizaine seulement sont conservés et quatre sont considérés comme des classiques : Nosferatu (1921-1922), Le Dernier des hommes (1924), L'Aurore (1927) et Tabou(1931).
Nosferatu est un démarquage de Dracula, roman de Bram Stoker qui devait inspirer une série de « films d'horreur ». À l'inverse de ceux-ci, qui se bornent à provoquer une réaction physique, Murnau fait passer dans ses images « les courants d'air glaciaux de l'au-delà » (Béla Balázs). Les surréalistes ont fait un sort à un intertitre : « Dès qu'il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre », annonçant des prises de vues à un rythme anormal et des paysages en négatif. À contre-courant de la mode expressionniste, Murnau utilise des extérieurs : un château des Carpathes, une rue de Lübeck, une maison en ruines, et leur confère une étrangeté intemporelle. Il tire un égal parti des ombres menaçantes ainsi que du physique d'un comédien quelconque dont il fait un vampire inquiétant.
À Karl Mayer, le plus grand scénariste allemand, Le Dernier des hommes doit une intrigue intelligible sans intertitres. L'anecdote d'une déchéance sociale – un portier d'hôtel relégué aux lavabos – se charge d'un double symbole : celui d'un pays militariste condamné au désarmement (la perte de l'uniforme équivaut à la dégradation) et celui de la vieillesse qui préfigure la mort (l'isolement sépulcral dans le sous-sol est opposé à la porte-tambour, ouverture sur le tourbillon de la vie). La coexistence de la richesse et de la pauvreté, du luxe de l'hôtel et de la misère des logis prolétariens, y ajoute l'antagonisme entre deux mondes clos, mais où règnent également les préjugés, la bêtise, la méchanceté. La caméra de Karl Freund, déchaînée, accomplit une série de tours de force, sans précédent alors, mille fois imités depuis : portée sur la poitrine de l'opérateur, juchée sur un ascenseur, sur un chariot, sur une bicyclette, voire sur patins à roulettes, traversant les portes et les fenêtres, elle possède une autonomie qui en fait un « personnage du drame » (Marcel Carné). Sans parler des travellings et des panoramiques, systématiquement préférés aux plans successifs, des angles inattendus, des plongées et contre-plongées, des surimpressions, des flous, des lentilles déformantes, des profondeurs de champ, des raccords de maquette avec les décors grandeur nature, des successions de plans très brefs (de quinze à trente images). Jamais gratuite, cette virtuosité est toujours mise au service de l'intérêt narratif ou psychologique.
L'épilogue heureux du film a donné lieu à des controverses bien que Murnau ait pris soin d'en préciser la signification en le faisant précéder par un plan du scénario tapé à la machine : « Ici, après avoir subi cette dernière honte, le vieillard doit maintenant mourir lentement de tristesse – et l'histoire se serait en fait arrêtée là si l'auteur n'avait pris en pitié ce vieillard abandonné et ajouté[...]
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Écrit par
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