FRUSTRATION RELATIVE
Perceptions de l’injustice et construction du mécontentement
La sociologie des mouvements sociaux a opéré un tournant constructiviste dans les années 1980. Certes, dès 1962, Smelser soulignait que toute « tension structurelle » ne pouvait produire d’effet véritable que dans la mesure où une telle signification lui était donnée par les acteurs eux-mêmes. Avec la mobilisation des ressources, en revanche, l’attention aux individus et à leur perception ne fera plus l’objet que d’une attention à éclipse, à de rares exceptions près. La prise en compte de la perception des griefs par les individus dans l’émergence des mobilisations ne se développe donc réellement qu’à partir de l’importation par William Gamson du modèle d’« analyse des cadres d’interprétation » élaboré par Erving Goffman (Frame Analysis : an Essay on the Organization of Experience, 1974). Dans cet ouvrage classique, Goffman utilisait en effet la notion de « cadre » pour désigner les structures et les modalités par lesquelles l’individu perçoit la réalité sociale. Parmi les cadres isolés par Goffman, Gamson utilise essentiellement le cadre d’injustice, suggérant que la rébellion contre les autorités est en partie dépendante d’un sentiment d’injustice qui définit l’action d’un système d’autorité comme inique, et justifie en même temps le recours à des modes d’action non conformes à ce système. Dans cette perspective, deux questions fondamentales se posent de manière préalable à toute action collective : comment modifier les perceptions des gens que l’on cherche à mobiliser ? Comment les convaincre ensuite de participer effectivement à l’action collective ? C’est ce qu’ont cherché à analyser David Snow et ses collègues de l’université d’Austin (Frame AlignmentProcesses,Micromobilization and Movement Participation, 1986). Le travail politique de mobilisation peut être compris comme une entreprise de décodage du réel que l’on peut décomposer en plusieurs éléments : identifier un problème, le qualifier en termes politiques, désigner des responsables, proposer une solution, persuader que cette solution peut être obtenue par l’action collective, autrement dit obtenir une modification des cadres d’interprétation par un « alignement des cadres ». Snow propose ensuite une typologie des types d’alignements propres à assurer le recrutement dans un mouvement (organisation et/ou mobilisation). Un mouvement peut prendre en charge plusieurs problèmes structurellement séparés en les reliant idéologiquement dans un cadre interprétatif unifié, clarifier et développer un cadre interprétatif existant, agréger à un cadre interprétatif existant de nouvelles revendications, ou encore transformer radicalement le cadre interprétatif qui est le sien. Un cadre d’interprétation a d’autant plus de chances d’être adopté par le plus grand nombre qu’il apparaît suffisamment crédible et entre en résonance avec les systèmes de croyance dominants et/ou les questions qui se trouvent au cœur de l’agenda politique du moment. Enfin, si la plupart de ces cadres d’interprétation sont construits par les acteurs de manière ad hoc, il en est de plus généraux, les cadres cardinaux, suffisamment en résonance avec l’ensemble de la société pour être mobilisés par des causes diverses.
Force est de reconnaître à ce type d’approche d’avoir réintroduit les perceptions des acteurs dans l’analyse des logiques de l’engagement. Le modèle de Snow demeure néanmoins bien insatisfaisant : l’alignement des cadres n’est envisagé que comme un travail rationnel et cognitif au détriment des dimensions affectives et émotionnelles de la mobilisation ; le raisonnement est finalement circulaire puisque le succès d’une mobilisation est mesuré à l’aune de l’entrée en résonance de ses cadres, et cette résonance à la réussite de la mobilisation.[...]
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Écrit par
- Olivier FILLIEULE : professeur de sociologie politique au Centre de recherche sur l'action politique de l'université de Lausanne (Suisse), directeur de recherche au CNRS
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