SAINT-AUBIN GABRIEL DE, dit L'AÎNÉ (1724-1780)
« Un Monsieur de Saint-Aubin vient de mourir : c'était le plus fécond dessinateur qu'on ait peut-être jamais vu. On ne le rencontrait que le crayon à la main », écrivait un mémorialiste le 13 février 1780. Gabriel de Saint-Aubin, fils d'un brodeur du roi et le plus connu de quinze enfants, tous plus ou moins doués pour le dessin, fut un extravagant personnage, digne du Neveu de Rameau de Diderot. Malpropre et distrait, « souvent, avant de sortir de chez lui, il frottait de crayon blanc ou ses cheveux pour les poudrer ou ses bas pour les blanchir ». Le dessin envahissait sa vie, motivait son existence comme il saupoudrait sa personne. C'est un marginal : peut-être élève de Boucher, puis professeur à l'école des Arts que fonda Blondel, il fut tardivement reçu membre de l'Académie de Saint-Luc. Bavard étourdissant, lecteur passionné, il fréquente plus volontiers les écrivains ou les comédiens que les peintres, il est curieux de tout et crée l'événement quand celui-ci n'est pas à sa mesure. Il est, par son crayon, un étonnant chroniqueur de la vie parisienne de son temps. Tout l'intéresse, du bal de banlieue aux expériences curieuses, des inaugurations officielles aux incendies. Philippe Jaccottet, son biographe (Le Dessin français au XVIIIe siècle, 1952) a relevé sur l'un de ses croquis : « fait en marchant, à sept heures du soir, 10 septembre 1764 » et, sur un projet de montre : « inventé par Gabriel de Saint-Aubin, 4 janvier 1767, dans son lit, au lever de l'aurore, par temps de neige », souci du détail qui dénote parfaitement l'appétit de ce « chronophage » dans une œuvre abondante (près de 8 000 dessins dont 4 à 5 000 inachevés). C'est qu'il a le don de saisir sur le vif la souplesse d'une attitude, le naturel d'un geste aussi bien que le cadre qui donne son ampleur à une scène de café ou d'atelier, à une scène de rue ou à la splendeur monumentale des arbres. Et surtout, qualité essentielle pour un chroniqueur, il a le sens de la foule, de la densité des visages et des membres, exprimant la turbulence de ces petites sociétés qui font la société d'une époque. Là, sa verve spirituelle est étourdissante. Aussi l'intérêt du document ne peut faire oublier la qualité du dessin. Quand, le 30 mars 1778, il assiste au couronnement de Voltaire qu'il idolâtre comme ses contemporains, il nous laisse une admirable aquarelle justement célèbre qui témoigne de son enthousiasme mais aussi de son sens étonnant du « flash », de la saisie de l'instant, ordonnant le gros plan à l'environnement humain tendu vers lui. Qualités que l'on retrouve dans le Salon de 1753, l'une de ces cinquante-deux eaux-fortes répertoriées par Émile Dacier et témoignant d'un don aigu de graveur. S'il ne nous a laissé qu'une douzaine d'huiles, le plus étonnant peut-être chez ce dessinateur primesautier et disert est le sens pictural que l'on retrouve dans tous ses dessins : le crayon sur le papier brosse une toile imaginaire et s'attache aux valeurs autant qu'à la ligne ; il suggère l'espace, l'air qui circule, les ombres opaques et la lumière qui baigne tout. Il ne stylise jamais, préférant évoquer, souvent avec une grande économie de moyens (sanguine, encre de Chine, aquarelle), un tableau à venir, en devenir : les rehauts de lavis semblent exprimer le regret d'une peinture abandonnée, faute de temps. Ce dessinateur forcené et passionné sera dévoré par le temps qui l'emporte (il mourra à cinquante-six ans, avant d'avoir pris soin de sa santé), écartelé entre deux désirs : le besoin frénétique de ne pas manquer l'événement et la quête impérieuse d'une mise en forme. À mi-chemin entre Watteau et Fragonard, il a dû renoncer au rêve enfiévré d'imaginaire du premier et à la touche frémissante du second.[...]
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Écrit par
- Guy BELOUET : auteur
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