GARCÍA MÁRQUEZ GABRIEL (1927-2014)
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Naissance d'un mythe : Macondo
Il n'est guère d'écrivain qui, du strict point de vue des matériaux anecdotiques, ait aussi peu versé de sa propre biographie dans son œuvre. García Márquez a en effet été marqué dans son enfance par les récits d'une époque (les trois premières décennies du xxe siècle) qu'il n'a pas connue et que lui ont racontée les survivants de ce monde disparu. Il s'est donc en quelque sorte nourri de la mémoire des autres, en particulier de celle de son grand-père, colonel libéral, vétéran des nombreuses guerres civiles qui ont ravagé la Colombie. Quand celui-ci meurt, García Márquez a huit ans : « Depuis lors, il ne m'est rien arrivé d'intéressant », dit-il avec la tranquille exagération qui caractérise son style narratif. La matière de ses récits, de La hojarasca (1955, Des feuilles dans la bourrasque) à Cent Ans de solitude, ce sera l'image d'une réalité déjà transformée en mythe par le recul du temps et le besoin d'affabulation des hommes. À ce mythe, l’écrivain donne un nom : Macondo, ville imaginaire, transposition poético-fantastique de son Aracataca natal, mais aussi symbole de la décadence d'une certaine Colombie, décadence d'autant plus fracassante qu'elle a été précédée d'une brève époque de prospérité.
Aracataca a connu en effet au début du xxe siècle une aventure extraordinaire : la « fièvre de la banane ». L'application des méthodes capitalistes à la culture bananière a provoqué dans cette société agricole féodale de considérables bouleversements économiques, sociaux, politiques et moraux. C'est un vertigineux ouragan qui passe sur la zone nord de la Colombie, apportant une fortune inespérée mais également très factice : en réalité, il s'agit de la mise à sac des richesses naturelles du pays par le capital nord-américain de la United Fruit Company. Quand la tempête économique est terminée, aux alentours des années 1920, on renvoie à sa léthargie un monde exsangue, voué désormais aux nostalgies de sa prospérité passée, politiquement instable, miné par la violence des rapports sociaux. García Márquez naît précisément au moment où la « fièvre de la banane » est retombée. Néanmoins, à partir des témoignages des acteurs de cette étonnante épopée, à travers aussi sa propre expérience de la décadence qui a suivi, il fait sien un univers qui est un étrange mélange de paradis et d'enfer, et auquel il manque peu de chose pour devenir fiction littéraire.
En fait, la plupart des récits de García Márquez, à l'exception de El otoño del patriarca (1975, L'Automne du patriarche) et de certains contes, sont une seule et même histoire toujours recommencée et toujours différente, partiellement développée et approfondie jusqu'à la magistrale synthèse de Cent Ans de solitude. Peu à peu, à partir de La hojarasca, puis dans El coronel no tiene quien le escriba (1961, Pas de lettre pour le colonel), La mala hora (1962) et les contes de Los funerales de la Mamá Grande (1962, Les Funérailles de la Grande Mémé), on voit s'élaborer la figure de Macondo, avec des lieux, des personnages et des événements qui resurgissent semblables d'un récit à l'autre, mais repris à chaque fois dans une perspective différente ou avec une importance variable. Dans une atmosphère de chaleur moite et de pluies diluviennes, une lente et fatale décomposition semble toucher les hommes comme les choses, le corps social comme les âmes. L'ennui et l'usure du temps travaillent à ce pourrissement aussi sûrement que la tension que l'on sent partout latente, alimentée par les passions personnelles, mais également par la traditionnelle rivalité entre les deux factions politiques de la Colombie : les libéraux et les conservateurs. Tout baigne dans un lourd climat qui paraît préluder à une catastrophe avec[...]
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Écrit par
- Jean-Pierre RESSOT : ancien maître de conférences, université de Paris-IV-Sorbonne, U.F.R. de langue et littérature espagnoles
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