MARCEL GABRIEL (1889-1973)
Gabriel Marcel s'inscrivit très tôt, et de façon originale, dans le mouvement qui s'opposait aux idéalismes et rationalismes régnant dans l'Université du début du siècle. Attentif à l'existence concrète, toujours soucieux de soutenir l'intuition qu'il a d'une expérience s'étendant à tous les domaines de la vie intérieure, il demeurera fidèle à une ligne de pensée qu'on a pu dire, contre son gré, existentialiste, et qu'il vaudrait mieux dire personnaliste.
Existence et mystère
Né à Paris, agrégé de philosophie à vingt et un ans, membre de l'Institut, Gabriel Marcel renonça en 1923 à l'enseignement pour faire œuvre de philosophe et de dramaturge. Construite autour de quelques thèmes qui situent et explicitent une thèse centrale, cette œuvre s'assortit avec les années d'un commentaire perpétuel où les intuitions premières sont sans cesse reprises, éclairées et souvent approfondies.
L'affirmation centrale est que l'existence se donne à l'expérience unique de chaque conscience comme inépuisable et, à la limite, inexprimable. Elle englobe l'homme, qui s'y surprend engagé et qui découvre du même coup qu'il ne la saurait objectiver totalement, ni la réduire en concepts sans se méprendre sur elle, sur autrui, sur lui-même. L'existence ne se réduit pas à la pensée de l'existence. Tel est le fondement de la distinction fameuse du mystérieux et du problématique : « Le problème est quelque chose qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire, le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l'essence est, par conséquent, de n'être pas tout entier devant moi » (Être et Avoir). Irréductible, transcendant par définition toute technique concevable, l'existence est de l'ordre du mystérieux. C'est dire que l'être prime la connaissance (Position et approches concrètes du mystère ontologique). Le danger serait même que le mystère se dégradât en problème, et que se perdît ainsi, au niveau des concepts, la spécificité de l'intuition existentielle première. Gabriel Marcel récuse donc la démarche cartésienne, dénonçant l'insularité à laquelle elle condamne, selon lui, le sujet : abstrait, « le cogito ne nous donne accès qu'à un monde au sein duquel les jugements d'existence proprement dits perdent toute signification » (Journal métaphysique).
Mais c'est surtout au niveau des relations personnelles, premier champ d'application de la thèse marcellienne, que le cogito laisse apparaître son « irrémédiable ambiguïté ». Poser, en effet, que mon essence est d'être conscient de moi aboutit, selon Gabriel Marcel, à réduire les autres à ma pensée des autres. Un cercle est tracé, dont je ne puis sortir, à l'intérieur duquel je ne fais jamais que monologuer à propos d'autrui. Double est la perte : aussi longtemps que je traite l'autre comme un lui, je l'atteins comme « intéressant » ou non, donc comme rapporté à moi, et non en tant qu'autre, comme existence concrète (Du refus à l'invocation). Mais en traitant autrui comme un absent, c'est moi-même que je manque comme existence concrète : « Plus mon interlocuteur est extérieur, plus je suis du même coup et dans la même mesure extérieur à moi-même. »C'est dans le dialogue entre deux toi que l'homme se découvre et s'affirme comme personne. Le chemin de soi à soi passe par autrui. D'où l'« importance métaphysique » attachée à la rencontre, à laquelle la philosophie traditionnelle est demeurée indifférente. La vie authentiquement personnelle est « co-présence ».
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Écrit par
- Lucien JERPHAGNON : professeur à l'université de Caen
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